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Charles Baudelaire (1821-1867)

Article publié dans le n°1238 (22 juil. 2021) de Quinzaines

Charles Baudelaire
Correspondance Tomes I (1832-1860) et II (1860-1866) (Gallimard (Pléiade))
Jean-Paul Sartre
Henri Mondor
Mallarmé plus intime (Gallimard (Blanche))
Walter Benjamin
Baudelaire (La Fabrique)
Giorgio Agamben
Autoportrait dans l'atelier (L'Arachnéen)
Guy Debord, tous les matins, téléphone à son notaire pour refaire l’histoire. Charles Baudelaire tous les jours, écrit, veut écrire, rêve d’écrire à sa mère pour évaluer la nature de l’âme qui s...

Guy Debord, tous les matins, téléphone à son notaire pour refaire l’histoire. Charles Baudelaire tous les jours, écrit, veut écrire, rêve d’écrire à sa mère pour évaluer la nature de l’âme qui s’appelle l’état de l’argent au jour de chaque jour. Car l’argent est le jeu du jour auquel il convie sa mère : elle se laisse en effet aimer de cette manière tourmentée. Il s’agit chaque jour d’en demander, d’en exiger, d’en emprunter, de s’en plaindre, parce que l’arrière-pensée est de s’endetter encore plus et de dépenser encore plus à fonds perdu. Elle sait que Charles s’ennuie, elle l’écrit et cependant elle ignore jusqu’où le tourment incite une pensée donc une écriture à se distraire avec si grande fascination. Et elle est fascinée. Infailliblement. Elle tempère ou persécute, elle a « la faculté de souffrir ». 

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » 

Le poème justement est ce par quoi tout commence. Tout. C’est-à-dire la découverte de Baudelaire à partir d’un exemplaire des Fleurs du mal dans une édition populaire très discutable – laissé sur une table de nuit. Quelles sont les questions qui se soulèvent alors dès les premières lectures ?

Effondrement de Baudelaire à Namur sur le pavement en visitant l’église Saint-Loup de style baroque édifiée au xviie siècle. Hémiplégie et aphasie. La bouche ne peut plus que proférer une injure : « Crénom ! »  Il meurt dans les bras de sa mère, madame Aupick.

Deux femmes. Deux femmes idéales. Jeanne Duval (la mulâtresse des îles) et madame Sabatier (la beauté pure, dite la présidente). Elles représentent le mal et le bien comme la mère à elle seule représente le bien et le mal.

Pour comprendre Charles Baudelaire, il faut suivre la femme. Il faut surtout suivre le chat (j’y reviens).

La dédicace des Fleurs du mal – la première – au poète impeccable Théophile Gauthier, auteur de Émaux et Camées (1852), surprend. Dans la seconde dédicace « Au lecteur » le vers – « Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! » surprend. Deux adjectifs surprennent – impeccable et hypocrite.

Qui est réellement le colonel Aupick, son beau-père ? Je crois bien un mauvais fantôme auprès de sa mère. Qui est réellement Narcisse Ancelle, le notaire que lui inflige madame Aupick ? Je crois bien un mauvais fantôme. Qui sont les créanciers ? Je réponds : tous les fantômes suivants.

Débauche parisienne de Baudelaire. À vingt ans, il subit un voyage disciplinaire aux Indes sur le Paquebot des mers du Sud. Son beau-père, le colonel Aupick, l’y oblige. Tempête : le navire démâté dérive jusqu’à l’île Maurice. Il y séjourne trois semaines pour y rencontrer une femme blanche (elle lui inspire « À une Dame créole ») et une jeune fille (elle lui inspire « À une Malabaraise »). Ces deux rencontres fondamentales en provoquent une troisième : Jeanne Duval, qu’il croise à son retour dans l’entourage de son ami Nadar, dont elle est la maîtresse. Ces trois femmes constituent l’ouvrage Les Lesbiennes, largement annoncé dans la presse du moment et jamais publié. En fait le titre Les Lesbiennes en cache un autre : Les Fleurs du mal.

Charles Baudelaire est orphelin de père à l’âge de deux ans. Une fortune l’attend aussi bien que son empêchement. 100 000 francs-or. Fortune et dettes prolifiques déterminent une existence, un destin, le poème.

Les Fleurs du mal. Scandale. Procès. Jugement. Les Épaves (elles réunissent les pièces condamnées) lues dans la bibliothèque de l’Ami, achetées un franc sur les quais, me dit-il. 

« J’ai horriblement peur d’être insupportable » 

Il veut entrer en possession de la fortune qui lui revient à sa majorité. Et la fortune, il la dilapide très vite. Il la ruine. Un conseil judiciaire est nommé pour garantir le capital et madame Aupick désigne le notaire maître Ancelle. Commence une correspondance entre la mère et le fils. Baudelaire brillamment vrille le thème avec une fréquence insoutenable, approfondit l’examen dans tous les sens et dans tous les cas de figure à l’infini : les amendes sont à payer, l’huissier est à la porte, les déménagements parfois au nombre de six dans le mois sont à envisager, emprunter l’argent veut surtout dire trouver un arrangement, les problèmes de paiement sont des problèmes de loyers impayés ou d’emprunts à prévoir, soulager Jeanne Duval, penser c’est-à-dire faire valoir l’élasticité des dettes, combler les dettes avec la publication de deux ou trois volumes et gager des sommes énormes, demander des indemnités, demander des quittances, hypothéquer pour rembourser, d’autorité avancer l’argent. 

Pour comprendre Baudelaire il faut suivre la femme

Je longe la Seine à hauteur du quai Malaquais. Une affiche au loin attire mon attention, elle annonce une exposition Édouard Manet. Je me précipite à la galerie. Posée sur un chevalet, une aquarelle où rayonne la beauté crépusculaire de Jeanne Duval. Aquarelle préparatoire au célèbre tableau représentant le Portrait de la maîtresse de Baudelaire couchée (1862). Jeanne Duval, maîtresse, muse, Vénus noire, femme entretenue, qui est-elle en réalité ? Les témoins la décrivent : une mulâtresse à la démarche de reine, à la taille aussi ondulante qu’une couleuvre, elle claudique sur ses deux béquilles, actrice, prostituée. L’image est terrible. Car dans cette notation aquarellée, elle est idole et poupée. 

« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées »

Le poème tout aussi bien claudique, penche même presque selon Jean-Paul Sartre : « L’attitude originelle de Baudelaire est celle d’un homme penché. Penché sur soi comme Narcisse. » Pencher et claudiquer font le balancement des vers quand ceux-ci ne font pas le balancement des hanches. La taille de Jeanne Duval est celle des souvenirs et du lointain. 

Le rêve contraire s’appelle Apollonie Sabatier dont il fréquente le salon très en vue avec Victor Hugo, Gustave Flaubert, Théophile Gauthier, à laquelle il envoie sous l’anonymat des vers comme « Sa chair spirituelle a le parfum des Anges ». Il lui adresse des lettres troublées, timides, déraisonnables et exaltant ses hautes conceptions de l’amour. La nuit du 31 août 1857, elle se donne à Baudelaire qui lui confie : « Vous êtes plus qu’une image rêvée et chérie, vous êtes ma superstition ». 

La Géante 

Il y a Jeanne Duval et Apollonie Sabatier, Jeanne Duval et Marie Daubrun, Jeanne Duval et Caroline Aupick. Il y a la Géante, femme mystique et mythique qui sort à la fois de la cervelle de Baudelaire et d’un conte de fées où elle est promise à la dévoration – celle de l’Ennemi ou de l’Ennui, celle de l’Ogre. Elle est inatteignable. Elle est un rêve de pierre qui correspond au temps de l’enfance. Elle invite à ramper « sur le versant de ses genoux énormes ». 

Chez Baudelaire, suivre le chat fait comprendre le poème, les admirations, la langue 

Le poème baudelairien sacralise, désacralise tour à tour. Magnifie, déprave tour à tour. Terrasse et jette à terre. Élève, ennoblit, sublime. Satanise la beauté, appelle la frayeur du gouffre, la frasque et la malédiction. Le désarroi de Baudelaire est de se contenter du pire. Il place l’imagination avant la nature. Il écrit : « Je me fous du genre humain. » Il y a une grandeur sépulcrale ou une tiédeur humide qui étonne le lecteur. Le poème de l’entre-deux se faufile tel un chat. Il miaule, il ronronne, il parle la langue de la gouttière ou de la bibliothèque. Il parle la langue des bas quartiers et des terrains vagues. Le chat est « esprit ». Il est aussi silence et intimité. Il est évoqué de manière subtile et informée dans le livre de Henri Mondor, Mallarmé plus intime, où il est question du chat de Mallarmé, de Baudelaire, de Théophile Gauthier au point de livrer de chacun d’eux une ressemblance. Le chat fait l’identité de son maître. 

Les Fleurs du mal s’ouvrent sur une dédicace qu’il faut pouvoir interpréter. Le poète Théophile Gauthier devient poète impeccable : il est impeccable parce que son chat impeccable s’identifie à la bibliothèque de l’auteur de Capitaine Fracasse (1860). Baudelaire lui rend visite pour voir son chat qui est entré en possession de chacun des livres constituant l’immense bibliothèque. Baudelaire sait qu’il les a tous lus et qu’il y voyage. Le poète impeccable c’est lui, le chat. La dédicace est dédicace d’allégeance. 

Dans ses promenades à travers la ville, Baudelaire attire naturellement les chats de la rue. Il s’applique à les approcher, à multiplier les mots enjôleurs, électriques, séduit, les prend dans les bras, échange sons et magnétisme, joue avec leur poil. Baudelaire rêve à des ressemblances : « Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, / Mêlés de métal et d’agate. / […] Je vois ma femme en esprit. » 

Ses déambulations, il les élargit, il les particularise, il les invente, jusqu’où ? Jusqu’au personnage du flâneur repris par Guillaume Apollinaire (Le Flâneur des deux rives, 1918), jusqu’au thème du somnambulisme et de la foule qui inspire Rainer Maria Rilke dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge (1910), jusqu’aux terrasses des cafés où sont assis couples, solitaires et dandys, ou encore jusqu’aux héros anonymes s’affirmant sur la scène de la modernité, enfin jusqu’aux passants mélancoliques qui empruntent les célèbres « passages parisiens » – ceux-ci vont inspirer de manière définitive le philosophe Walter Benjamin. La ville avec ses vitrines, ses rues, la prostitution jette un véritable voile sur le flâneur : elle est la dernière drogue en date du solitaire. Le flâneur dans la foule efface même les traces de l’individu. Le labyrinthe urbain domine et commande le spleen, particulièrement l’inextricable en chacun de nous. 

Comment s’invente une œuvre ? 

Le plus surprenant sans doute est de constater comment Baudelaire s’adresse à sa cervelle et comment il la projette derrière notre front à travers Joyce, Proust, Musil, Beckett. Baudelaire est le formateur d’une autre pensée de l’écriture. Changer la vie s’écrie Arthur Rimbaud. Changer le cerveau répète Charles Baudelaire. Là commence Antonin Artaud. Notre modernité joue le rôle de pèse-nerfs où l’esprit est alogique, asyntaxique, athéologique, asymptomatique. 

L’œuvre de Charles Baudelaire n’a pas cessé de rencontrer des relais de pensée et d’études : trois principalement avec les philosophes Walter Benjamin, Jean-Paul Sartre, Giorgio Agamben, en dehors de Paul Valéry et de Georges Bataille dont les essais ponctuels mettent en perspective la relation de Charles Baudelaire et d’Édouard Manet en théoriciens de l’art dans une double constatation : la beauté est « toujours bizarre » et la connaissance d’un monde secret est inconciliable avec le visible (Paul Valéry, Pièces sur l’art, Gallimard, 1934 et Georges Bataille, Manet, Éditions Skira, 1955). 

Ainsi l’œuvre de Charles Baudelaire n’en finit-elle pas de nous surprendre en faisant résonner certaines pages ou en privilégiant « les loques et les débris » en attente du futur, car certains mots interrompent la prétendue continuité de l’histoire.

Jean Daive

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