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Redécouvrir Baudelaire

Article publié dans le n°1238 (22 juil. 2021) de Quinzaines

Il est sans doute aussi connu et célèbre que peu lu. En dehors des études et des cours qui lui sont consacrés, Baudelaire partage le statut marginal qui est aujourd’hui réservé à la poésie. Sa lecture peut donc être une véritable redécouverte, aussi roborative et coruscante qu’extasiée ; à l’occasion du bicentenaire de sa naissance le 9 avril 1821, les éditions Gallimard réunissent ses Œuvres choisies en un volume.
Charles Baudelaire
La Passion des images. Œuvres choisies
Il est sans doute aussi connu et célèbre que peu lu. En dehors des études et des cours qui lui sont consacrés, Baudelaire partage le statut marginal qui est aujourd’hui réservé à la poésie. Sa lecture peut donc être une véritable redécouverte, aussi roborative et coruscante qu’extasiée ; à l’occasion du bicentenaire de sa naissance le 9 avril 1821, les éditions Gallimard réunissent ses Œuvres choisies en un volume.

Tout (ou presque) Baudelaire en un seul volume : c’est la gageure de cet ouvrage, qui permet heureusement d’avoir sous la main les œuvres (presque) complètes de l’écrivain. Il n’est plus ici réduit aux seules Fleurs du mal, ni aux Petits poèmes en prose. Éclairé par des notules substantielles, le lecteur circule dans une production littéraire qu’il peut découvrir prolifique et variée, entre les poèmes de jeunesse, les articles parus dans la presse, l’essai sur le rire, les textes à moitié allégoriques comme « La Fanfarlo », les analyses et réflexions sur les « Paradis artificiels », les textes à valeur autobiographique comme Fusées ou Mon cœur mis à nu, sans oublier les études essentielles sur Edgar Allan Poe et les « Écrits sur la Belgique », où s’annonce la fin prochaine du poète. 

Le choix a été fait, très heureusement, de suivre globalement l’ordre de publication des textes, sans les réorganiser à travers des divisions de genres. Le grand avantage est de rendre compte de la façon dont Baudelaire s’est progressivement construit et imposé à son époque. Nous avons surtout en tête le poète et il est vrai que, comme tous ses contemporains, Baudelaire a écrit d’abord des vers de jeunesse, avant de faire paraître ses poèmes séparément en revues. Mais c’est comme critique d’art qu’il se fait d’abord connaître, dans les Salons de 1845-1847 où, à côté de développements consacrés à des peintres comme Delacroix, figurent des chapitres essentiels où s’élabore sa pensée esthétique : « Qu’est-ce que le romantisme ? », « De la couleur », « De l’idéal et du modèle », « Du chic et du poncif »… En construisant une pensée critique dans son dialogue avec la peinture, Baudelaire fonde et met à l’épreuve le socle, à la fois sensible et notionnel, des futures Fleurs du mal

Viennent ensuite les « Essais et nouvelles » comme « La morale du joujou », exceptionnel condensé de la condition humaine vue à travers l’« admirable et lumineuse promptitude qui caractérise les enfants », puis, alternées, la critique littéraire et la critique picturale des années 1845-1866 où figurent notamment « Le Peintre de la vie moderne », le texte consacré à Eugène Delacroix l’année de sa mort, et des articles sur Madame Bovary et Les Misérables. C’est seulement après l’ensemble des textes relevant des Paradis artificiels, présentant notamment « Le poème du hachisch », que viennent Les Fleurs du mal (1857/1861-1868). Le Spleen de Paris (ou Petits poèmes en prose) ne sera pas publié du vivant de Baudelaire (mort à 46 ans), de même que les écrits qui occupent la fin du volume comme Mon cœur mis à nu et La Belgique déshabillée

Ces Œuvres choisies donnent ainsi la mesure d’une trajectoire qui, à partir d’une réflexion sur les œuvres des autres, a conduit Baudelaire à une affirmation de plus en plus singulière, et solitaire de sa création. Né en plein cœur de l’effervescence romantique, il n’a cessé d’en reconduire et d’en prolonger les orientations – la recherche de l’infini, la quête de l’« ailleurs », la valeur salvatrice de l’amour et de l’art –, pour mieux les dépasser en fondant les prémisses de la « modernité » poétique. Bien des textes d’Hugo font partie, déjà, de cette « modernité », en cultivant les mélanges de tons et en s’affranchissant des règles canoniques de l’alexandrin, sans parler d’une audace très grande dans les images : chez Hugo, comme il l’écrit lui-même, les mots sont les « passants mystérieux de l’âme » (Les Contemplations). Mais les textes poétiques hugoliens participent amplement de l’univers du « discours » – social, politique, religieux –, dont ils ne sont qu’une modalité. Avec le romantisme, la poésie a rompu avec une conception ornementale du dire poétique, mais reste de l’ordre du dicible. Avec Baudelaire – et au prix de grandes contradictions, car l’allégorie, fréquente chez lui, relève de la parole argumentée –, l’horizon de la poésie est celui d’une langue renouvelée, d’un « langage dans le langage » comme le dira Paul Valéry. Le dernier poème des Fleurs du mal, « Le voyage », achève la quête poétique par la promesse de « plonger au fond du gouffre / […] Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » Ce « nouveau » annonce toutes les audaces des poètes du xxe siècle, notamment des surréalistes, et sera d’abord expérimenté par Rimbaud dans un « bondissement » de la langue détachée de sa fonction de communication et devenue matériau de création. 

À qui ne les connaîtrait pas, cette édition donne à lire, avec profit, les textes sur Edgar Allan Poe qui sont parmi les plus explicites de l’ambition poétique de Baudelaire : chez Poe, « point de pleurnicheries énervantes ; mais partout, mais sans cesse, l’infatigable ardeur vers l’idéal ». D’où, « en matière de poésie, l’hérésie de la longueur ou de la dimension », qui explique chez Baudelaire le goût du sonnet et des formes réglées. À propos de Poe, Baudelaire en vient d’ailleurs tout naturellement à formuler sans filtre son ambition, liée à l’idée de correspondances : « C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. […] C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. » « Le Crépuscule du soir », dans Le Spleen de Paris, offre une illustration éblouissante de cette poétique de la transparence et de la correspondance : « Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre ! […] On dirait […] une de ces robes étranges de danseuses, où une gaze transparente et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d’une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le délicieux passé.  

Resitués dans ces ambitions, les poèmes des Fleurs du mal peuvent être appréciés avec plus de justesse. L’effet de scandale créé par le fameux procès – la même année et par le même avocat général que pour Madame Bovary – a donné jusqu’à nos jours une aura sulfureuse et transgressive à l’inspiration baudelairienne. Poète de la sensualité ? Certes, mais tout autant de la Beauté et de l’Idéal. La tension que définit le titre de la première section, « Spleen et Idéal », se retrouve en réalité dans la plupart des pièces. Le vrai scandale, et la véritable audace de Baudelaire, ne résident pas dans l’exposition de chairs lascives et le spectacle de débauches. Ils résident dans le choix de puiser au plus noir de l’expérience humaine l’entrevision d’un salut et la lueur d’un Idéal. Ce renversement complet, sans nuances ni moyen terme – et comme tel bien éloigné des dualités hugoliennes toujours souples et dynamiques – fait tout le programme de « Réversibilité », épître amoureuse dont chaque premier vers de strophe reconduit ce mouvement de bascule : « Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse / […] Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine / […] Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres / […] Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides […]. » Le renversement le plus spectaculaire est sans doute celui d’« Une charogne », vision d’un corps en décomposition, « carcasse superbe » d’où sortent « de noirs bataillons / De larves ». Le poète voit dans cette scène la préfiguration de ce que deviendra la femme aimée à qui il s’adresse. Le lecteur imagine alors qu’il s’agit d’un memento mori et s’attend à un Carpe diem inspiré d’Horace via Ronsard. Mais la dernière strophe propose une autre lecture, celle d’un salut par la beauté, puisque le poète aura « gardé la forme et l’essence divine / De (s)es amours décomposées ! » À la décomposition organique répond ainsi la composition esthétique, qui magnifie l’absolu d’une présence. 

La conviction de la valeur salvatrice de l’art remonte chez Baudelaire à la plus tendre enfance, marquée par un père lui-même peintre et collectionneur qui l’a sans doute orienté très jeune vers la passion des images. Le poète le confiera plus tard dans Mon cœur mis à nu : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion). » Cette « passion des images », selon le sous-titre de ces Œuvres choisies, éclaire autant la poétique de Baudelaire, chez qui le travail de la métaphore est central, que certains textes comme « Le voyage », où l’aventure s’ouvre sur la vision de l’enfant « amoureux de cartes et d’estampes ». Elle s’est aussi abondamment exercée, et nourrie, dans la pratique de la critique d’art, ici donnée à lire en totalité. Baudelaire y fait montre d’un talent critique exceptionnel, dans des textes où se mêlent en continu réflexions esthétiques, politiques et métaphysiques. L’art du peintre n’est pas pour Baudelaire enjolivement ou reproduction. Bien loin du réalisme dont il a horreur, le grand peintre est celui qui atteint au « surnaturalisme » grâce cette faculté « divine » qu’est l’imagination. 

Baudelaire critique d’art déploie une verve impitoyable contre les mauvais peintres, ceux qui épuisent leur talent dans le bêtement joli ou l’inutilement précis. Horace Vernet, peintre de batailles, en fait les frais dans le Salon de 1846 : « Monsieur Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. […] Ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme français. […] Monsieur Horace Vernet est doué de deux qualités éminentes, l’une en moins, l’autre en plus : nulle passion et une mémoire d’almanach ! Qui sait mieux que lui combien il y a de boutons dans chaque uniforme, quelle tournure prend une guêtre ou une chaussure avachie par des étapes nombreuses […] ? » En contrepoint, dans ce même Salon, Baudelaire consacre un long chapitre à Eugène Delacroix, qui restera toujours pour lui le grand peintre de sa génération, convaincu qu’« un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste ». Celle de Delacroix entre directement en résonance avec la sensibilité de Baudelaire, grâce à « cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres ». Femme d’Alger en offre pour le poète un saisissant exemple, constituant « un petit poème d’intérieur […] qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse »

Avec Baudelaire, et en accord complet avec sa création poétique, la critique d’art est d’essence spirituelle. Le grand peintre fuit l’anecdote et sonde l’âme humaine. Après la mort de Delacroix, Baudelaire lui consacrera un très émouvant hommage, « L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », où éclate sa fascination admirative pour un artiste qui a su quêter dans ses gouffres l’énigme de l’existence humaine. « Tout en lui était énergie, mais énergie dérivant des nerfs et de la volonté. […] Toute son âme était dardée sur une idée ou voulait s’emparer d’un rêve. » Il était à l’image de « ces princes hindous qui […] portent au fond de leurs yeux une sorte d’avidité insatisfaite et une nostalgie inexplicable ». C’est que « tout, dans son œuvre, n’est que désolation, massacres, incendies ; tout porte témoignage contre l’éternelle et incorrigible barbarie de l’homme » ; « tout cet œuvre […] ressemble à un hymne terrible composé en l’honneur de la fatalité et de l’irrémédiable douleur »

Le paradoxe étonnant est que la même année – en 1863 – Baudelaire fait paraître « Le Peintre de la vie moderne », ensemble de textes qui fondent la « modernité » esthétique en assignant à l’artiste la tâche de glorifier le moment présent, l’actualité de la vie sociale, la mode même, le maquillage, les voitures. La réflexion est référée à un artiste que Baudelaire ne désigne pas mais qui n’est autre que Constantin Guys, dessinateur et aquarelliste spécialisé dans les scènes urbaines. La pensée esthétique du critique se complexifie alors, le Beau lui apparaissant composé tout à la fois d’éternel et de transitoire, à partir de ce qui dans le moment présent est destiné à ne pas durer. Cette esthétique de la fugacité, promise à un bel avenir et dont « À une passante » donne une belle illustration dans Les Fleurs du mal, confère à la trivialité quotidienne ses lettres de noblesse artistique. Ainsi naît un nouveau lyrisme de la ville et de la foule, face à « l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine »

 

Textes de Baudelaire (extraits)

Sur la critique

Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, – un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, – celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie.

Mais ce genre de critique est destiné aux recueils de poésie et aux lecteurs poétiques. Quant à la critique proprement dite, j’espère que les philosophes comprendront ce que je vais dire : pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons. »

(« À quoi bon la critique ? », Salon de 1846) 

Sur Edgar Allan Poe

« Un sonnet lui-même a besoin d’un plan, et la construction, l’armature pour ainsi dire, est la plus importante garantie de la vie mystérieuse des œuvres de l’esprit.

Je recours naturellement à l’article intitulé : The Poetic Principle, et j’y trouve, dès le commencement, une vigoureuse protestation contre ce qu’on pourrait appeler, en matière de poésie, l’hérésie de la longueur ou de la dimension, – la valeur absurde attribuée aux gros poèmes. « Un long poème n’existe pas ; ce qu’on entend par un long poème est une parfaite contradiction de termes. » En effet, un poème ne mérite son titre qu’autant qu’il excite, qu’il enlève l’âme, et la valeur positive d’un poème est en raison de cette excitation, de cet enlèvement de l’âme. Mais, par nécessité psychologique, toutes les excitations sont fugitives et transitoires. Cet état singulier, dans lequel l’âme du lecteur a été, pour ainsi dire, tirée de force, ne durera certainement pas autant que la lecture de tel poème qui dépasse la ténacité d’enthousiasme dont la nature humaine est capable.

Voilà évidemment le poème épique condamné. Car un ouvrage de cette dimension ne peut être considéré comme poétique qu’en tant qu’on sacrifie la condition vitale de toute œuvre d’art, l’Unité. »

(Etudes sur Poe

Sur le vêtement moderne

N’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victimé ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrant et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement.

Une livrée uniforme de désolation témoigne de l’égalité ; et quant aux excentriques que les couleurs tranchées et violentes dénonçaient facilement aux yeux, ils se contentent aujourd’hui des nuances dans le dessin, dans la coupe, plus encore que dans la couleur. Ces plis grimaçants et jouant comme des serpents autour d’une chair mortifiée, n’ont-ils pas leur grâce mystérieuse ?

(« De l’héroïsme de la vie moderne », Salon de 1846)

Daniel Bergez

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