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La pensée sensible

Poète parmi les meilleurs de sa génération, fin lettré, auteur d’études pénétrantes, de proses rêveuses, Gérard Macé publie aujourd’hui une anthologie, un recueil de vers et un texte court sur Le Radeau de la Méduse ; trois ouvrages évoquant, chacun à sa façon, la grandeur de la vraie poésie.
Gérard Macé
La pensée des poètes (Gallimard (Folio essais))
Gérard Macé
Ici on consulte le destin (Le bruit du temps)
Gérard Macé
Scène de naufrage (La Pionnière)
Poète parmi les meilleurs de sa génération, fin lettré, auteur d’études pénétrantes, de proses rêveuses, Gérard Macé publie aujourd’hui une anthologie, un recueil de vers et un texte court sur Le Radeau de la Méduse ; trois ouvrages évoquant, chacun à sa façon, la grandeur de la vraie poésie.

Les poètes ont longtemps passé, et passent encore, pour des « chanteurs écervelés », des « rossignols », des êtres tout juste bons à exprimer quelque sentiment irrationnel et inoffensif, ainsi que le rappelle Gérard Macé dans la préface de La Pensée des poètes. La faute en est aux versificateurs eux-mêmes, qui ont « laissé faire, trop souvent réfugiés dans […] un vague supplément d’âme, ou les mots en liberté », et surtout aux penseurs et autres métaphysiciens. Cela remonte à Platon, bien sûr, qui bannit les poètes de sa République et cela s’est accentué, selon l’auteur, « depuis le triomphe de la philosophie allemande […], une philosophie réduite à des idées, autrement dit un squelette ». Portée par les tours de la mémoire et les jeux du langage, « la poésie pense en images » quand le concept « mal compris […] isole et sépare ». Autant que la raison, par d’autres voies cependant, elle permet d’approcher les choses de l’esprit ou les secrets de la matière. L’auteur a beau jeu de rappeler que le Discours à Madame de la Sablière de Jean de La Fontaine parle peut-être plus justement des animaux que les raisonnements de René Descartes sur les animaux-machines.

S’ensuit une anthologie où nous sont présentés des textes tous signés par des poètes de langue française à l’exception de l’un d’eux (Wyden H. Auden, auteur d’une remarquable étude sur Franz Kafka), car ce sont ceux, explique l’écrivain, qu’il connaît le mieux. En outre, il a également voulu restreindre la chronologie à cette période où l’Aufklärung et l’idéalisme allemand se sont imposés dans les cénacles et à l’université, à l’époque de Baudelaire.

On peut toujours chercher dans une anthologie – c’est même parfois un jeu – ce qui manque, mais ce sont d’abord l’étendue de la culture et la sûreté du goût de l’auteur qui frappent le lecteur. Par exemple, il s’est amusé à chercher un texte tout à fait étonnant et très sérieux de l’austère Paul Claudel (Méditation sur une paire de chaussures, 1938), ainsi qu’un autre d’Ossip Mandelstam analysant avec une pertinence étonnante le style littéraire de Charles Darwin. Mais il a aussi su trouver des documents éclairant sa proche démarche de créateur. Éditeur d’une dizaine d’ouvrages de photographie, il a ainsi sélectionné les critiques de Charles Baudelaire contre cet art nouvellement paru ou une belle préface de Paul Claudel sur les clichés d’Hélène Hoppenot. Les analyses de Victor Segalen sur la Chine n’étonneront pas non plus ceux qui ont apprécié Un détour par l’Orient (Le Promeneur, 2001). Avant d’autres également, Gérard Macé s’est enthousiasmé pour l’Afrique noire. C’est sans doute la raison pour laquelle il privilégie chez André Breton un vibrant hommage à Aimé Césaire (Un Grand Poète Noir), et chez Michel Leiris, la préface de L’Afrique fantôme (Gallimard, 1988) ou Le sentiment esthétique chez les Noirs africains (Gallimard, 1967). Nous consentons bien volontiers à un jeu de cache-cache auquel nous invite tacitement l’auteur, nous présentant tantôt des textes fondamentaux (les pages décisives de Pierre Reverdy et d’André Breton sur l’image poétique, celles de Guillaume Apollinaire sur les peintres cubistes ou de Stéphane Mallarmé sur la Crise de vers), tantôt des pages très inattendues, sur l’enregistrement des sons et des images signées par Charles Cros ou les incroyables diatribes contre la télévision d’Armand Robin. L’ensemble forme un portrait en creux de l’authentique poète qu’est Gérard Macé ; mais le lecteur a l’occasion de s’en rendre compte dès la lecture de la présentation rédigée pour chaque auteur. L’écrivain n’a pas son pareil pour résumer en deux pages l’essentiel de ses confrères. La phrase d’entrée en matière est souvent fulgurante tandis les paragraphes suivants présentent en quelques lignes les traits saillants, les épisodes marquants d’une vie poétique.

Ici on consulte le destin, le recueil qu’il publie dans le même temps, permet de le vérifier. C’est un ouvrage où la réflexion, les notions philosophiques rôdent partout et où la pensée, par l’intuition du langage, la netteté des images, le rythme des vers, se laisse porter plus loin. Le titre tient du lapsus (il provient de la déformation de ce qui était écrit autrefois à la devanture des cafés, « Ici on consulte le bottin ») et d’une réflexion sous-jacente sur cette fausse promesse d’un destin que l’on pourrait connaître. Son précédent recueil de poèmes, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts, publié chez le même éditeur avec sur la couverture le même Stanislas Bouvier, explorait cette nuit où naît la poésie mais aussi les songes, les souvenirs métamorphosés par la mémoire. Dans celui paraissant aujourd’hui, les chemins que le poète a empruntés pour atteindre une terre si peu connue sont davantage indiqués.

La première partie est constituée d’une quarantaine de « mots de passe », composés de deux distiques. Les vers sont la plupart du temps de six syllabes et rappellent étrangement – est-ce un hasard ? –l’hexamètre homérique. Ils permettent d’entrer dans un espace où, pour paraphraser André Breton, les antinomies cessent d’être perçues contradictoirement. En fait, ces antinomies coexistent plutôt de manière troublante sur la page, dans une sorte d’effraction poétique du réel : « Le métro aérien / et des pas au plafond // le train fantôme / emportant une robe de mariée. » Toute la première partie est ainsi conçue, rapprochant le rarement rapproché, soufflant le chaud et le froid, opposant l’eau et le feu, alternant le jour et la nuit, associant le rêve et l’éveil dans un prélude léger et grave à la fois.

Dans une première version, la deuxième partie, « Tous mes souvenirs sont des souvenirs de rêves », s’intitulait Images de la caverne (Le temps qu’il fait, 2017). Cela signalait (peut-être de manière trop explicite au goût de l’auteur) une volonté d’entrer dans un dialogue avec la philosophie, en l’occurrence celle de Platon. Si l’être humain parvient à sortir de la fameuse caverne décrite dans La République, il pourra apprécier, estimait le penseur grec, « les merveilles du monde intelligible ». Mais ce que voit l’écrivain français ne ressemble pas à ce monde supérieur. Quand l’homme s’aventure en dehors du « monde souterrain », libéré des illusions au profit de la vérité, il évolue, selon Gérard Macé, dans un univers où le mirage fait partie de la réalité, le songe de notre monde et où l’animalité et la divinité se mêlent à notre humanité. Comme il l’affirmait déjà dans La Pensée des poètes, l’auteur suggère ici, en des vers libres qui n’excluent pas l’alexandrin, que si nous savons voir, ce que la théorie isole et comprend comme contradictoire coexiste dans nos existences. L’homme vit tout en même temps, mais sans tout mélanger ; le lecteur distinguera aisément ce qui dans les vers relève de l’allusion à l’Égypte ancienne et ce qui appartient à notre quotidien, ce qui est fugace hypotypose d’un tableau du Douanier Rousseau et ce qui s’avère être un souvenir d’enfance du poète.

La dernière partie, « Les nuages de Magellan », est précédée d’une sorte d’avertissement, où l’auteur nous indique qu’il a, « une nuit d’octobre », rêvé mettre en vers l’un de ses ouvrages, L’autre hémisphère du temps (Gallimard, 1995), et que « les pages qui suivent sont le souvenir de ce rêve ». Par la voie du rêve donc, mais avec les moyens de cette poésie faite de vers prélevés dans la prose du texte de 1995, il fraie alors son chemin vers un au-delà non théologique qui l’attire. C’est peu dire que Gérard Macé transforme en épopée personnelle, dans ses poèmes d’aujourd’hui, ce qu’il avait d’abord conçu comme une méditation en prose sur l’aventure européenne. La découverte du Nouveau Monde devient ainsi l’exploration d’un continent invisible, la psyché humaine.

Dans une plaquette publiée en parallèle, Scène de naufrage, l’auteur montre la débâcle picturale du Radeau de la Méduse. Il rappelle que le bitume de Judée et l’oxyde de plomb utilisés par Géricault abîment irrémédiablement ce chef-d’œuvre. Mais il constate aussi que quelque chose de l’art du peintre est resté dans les copies qui en ont été faites à l’époque ; quelque chose du génie du peintre subsiste dans ces imitations, tant son talent est éclatant. Et c’est un sentiment qu’il éprouve également en lisant Shakespeare en traduction : « Hamlet en allemand, Othello en italien parlent encore avec l’accent de Shakespeare » écrit-il, citant Michelet. N’est-ce pas ce qu’on peut espérer également pour Gérard Macé lui-même ?

Thierry Romagné

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