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Chateaubriand à 60 ans

Article publié dans le n°1032 (16 févr. 2011) de Quinzaines

Chateaubriand, c’est comme un pays, l’une des régions littéraires de la France : une longue vie, des voyages, des amours, une activité et une pensée politiques importantes, des livres qui ont étonné et enchanté ses contemporains, lui ont valu la gloire, et continuent à nous nourrir (même si aujourd’hui on lit plus volontiers les Mémoires d’outre-tombe et La Vie de Rancé que Le Génie du christianisme ou Atala), et l’immense correspondance d’un homme qui aimait écrire. En 1828, quand commence ce tome VIII dans lequel j’ai séjourné plusieurs semaines, Chateaubriand a soixante ans.
François-René De Chateaubriand
Correspondance générale, Tome VIII (1828-1830)
Chateaubriand, c’est comme un pays, l’une des régions littéraires de la France : une longue vie, des voyages, des amours, une activité et une pensée politiques importantes, des livres qui ont étonné et enchanté ses contemporains, lui ont valu la gloire, et continuent à nous nourrir (même si aujourd’hui on lit plus volontiers les Mémoires d’outre-tombe et La Vie de Rancé que Le Génie du christianisme ou Atala), et l’immense correspondance d’un homme qui aimait écrire. En 1828, quand commence ce tome VIII dans lequel j’ai séjourné plusieurs semaines, Chateaubriand a soixante ans.

Les lettres d’une jeune admiratrice de 25 ans (il croit qu’elle en a 22), Léontine, « l’Occitanienne », « le sylphe » de son imagination, l’émeuvent, raniment son envie de plaire encore, d’aimer et d’être aimé, serait-ce par écrit. Il ne l’a pas encore vue, non plus que Marie de Vichet, qui en a près de 50 (« Écrivez-moi longuement, et j’aimerai Marie »). D’autres femmes l’occupent : son épouse Céleste, souvent malade, qui est avec lui à Rome où il occupe les fonctions d’ambassadeur ; Mme Récamier à qui il écrit presque chaque jour, voire plusieurs fois par jour (« au printemps nous nous retrouverons pour ne plus nous quitter ») ; Hortense Allart qui arrive à Rome en avril 1829 (elle a 28 ans) et avec qui il entame une liaison passionnée dont les lettres ne parlent pas, sinon pour désamorcer habilement la jalousie de Mme Récamier : « La fameuse Mlle Allart m’est arrivée… Elle m’a paru fort extraordinaire, assez jolie, spirituelle, mais d’un esprit peu naturel » ; d’autres encore dont la beauté le frappe lors de réceptions à l’Ambassade. Sans parler de ses anciennes maîtresses auxquelles il ne manque pas de faire verser des subsides d’importance diverse.

Ces lettres patiemment rassemblées nous sont livrées (avec 200 pages de notes) : indiscrétion majeure. Elles n’étaient pas faites pour cela, mais pour porter à chaque correspondant un message particulier, souvent confidentiel. Nous ne lisons pas sans un mélange de malin plaisir et de gêne ces mots adressés à l’inquiète Mme Récamier : « Je n’ai point de nombreuses correspondances… » Ou ce billet à l’inquiète Léontine : « Je n’écris de tendresses qu’à mon inconnue. » Voire ceci, à la fois véridique et retors, de retour à Paris en 1829 : « Pour courir au plus pressé de votre jalousie, votre belle rivale est une vieille amie qui remonte à vingt-neuf ans de date : c’est l’excellente et encore triste Mme Récamier, que j’aime, que je vois tous les jours, que je vous nomme effrontément et qui n’a rien à faire de mon sylphe. »

Bien sûr, l’intérêt principal de ce volume tient à l’activité politique et diplomatique de Chateaubriand, qui est soucieux de tenir son rang à Rome, d’essayer d’exercer une influence sur les cardinaux réunis en conclave après la mort de Léon XII : l’élection après des semaines d’intrigues du cardinal Castiglioni, apparemment favorable à la France, et à la Charte, sous le nom de Pie VIII, le comble, et lui vaut les félicitations de son ministre de tutelle et du roi Charles X. En revanche, il est mécontent de la politique timide de son pays vis-à-vis de l’Empire ottoman, concernant la naissance d’une Grèce indépendante. L’ambassadeur ne peut oublier ni laisser oublier qu’il a été lui-même ministre des Affaires étrangères, poste qu’il rêve d’occuper à nouveau, tout en se disant au bord de la tombe, et n’aspirant plus qu’au repos rue d’Enfer à Paris (notre Denfert-Rochereau), dans « L’Infirmerie » destinée à accueillir des prêtres âgés dont s’occupe Mme de Chateaubriand : « si par hasard on m’offrait de me rendre le portefeuille des Affaires étrangères, je ne le refuserais pas » (à Mme Récamier).

Politiquement, Chateaubriand reste à la fois libéral – partisan des libertés, en particulier de celle de la presse – et légitimiste, fidèle à la branche aînée des Bourbons (qu’il juge cependant ingrate). Si bien qu’en juillet 1830, lorsqu’une insurrection populaire, suscitée par les ordonnances liberticides du ministère Martignac, dépose Charles X, et que le duc d’Orléans est porté au trône sous le nom de Louis-Philippe, Chateaubriand déjà rentré de Rome et démissionnaire, se retire de la Chambre des pairs. Fin de sa carrière politique.

Ces lettres, comment sont-elles acheminées de Rome à Paris ? Par la « poste », en voiture, en bateau, à cheval. Puis s’imposent les messages télégraphiques (le télégraphe de Chappe, qui date de 1794). D’où cet aperçu un peu optimiste sur le présent et sur l’avenir, qui occupe l’observateur des sociétés autant que le passé (dans une lettre à son ministre) : « Avec la liberté de la presse et de la parole, avec le télégraphe et la rapidité de toutes les communications, avec la connaissance des affaires répandue dans les diverses classes de la société, on est l’abri des tours de gobelet et des finesses de la vieille diplomatie. »

Mais bien sûr, le souci quotidien de l’écrivain, et au fond le nôtre, c’est sa phrase, sa méditation sur le temps et la mort, peut-être son phrasé. Nombre de ces lettres anticipent jusque dans le détail sur les passages correspondants des Mémoires. Si ce n’est que dans l’ouvrage final, une liberté nouvelle parfois s’affirme, une audace que ne contient plus le souci de l’intrigue ni la prudence de l’ambassadeur ou de l’homme à femmes. La proximité de la mort, déjà ici et encore plus dans les dix-huit années qui lui restent à vivre, affine la sensibilité, atténue l’orgueil ; et à travers les phrases guindées, soucieuses et comme pré-gaulliennes de l’épistolier, se fait jour par moments une fantaisie mélancolique et pleine de charme.

Pierre Pachet

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