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Connaître la musique

Article publié dans le n°1003 (15 nov. 2009) de Quinzaines

Le titre de l’ouvrage est celui du dernier des textes de Jean Molino rassemblés ici (certains inédits). L’auteur, qui a de multiples compétences (littérature, philosophie, musicologie...), y définit l’homme comme animal musicum, ou « singe musicien », variante de l’animal symbolicum de Cassirer.
Jean Molino
Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique
Le titre de l’ouvrage est celui du dernier des textes de Jean Molino rassemblés ici (certains inédits). L’auteur, qui a de multiples compétences (littérature, philosophie, musicologie...), y définit l’homme comme animal musicum, ou « singe musicien », variante de l’animal symbolicum de Cassirer.

En effet, ce qui est fondamental pour Molino, c’est que la musique – son pouvoir d’évocation le prouve – est une « forme symbolique », comme le langage, la religion, etc. À ce titre, le phénomène musical (car l’ontologie de Molino envisage la musique comme expérience plutôt que la musique considérée absolument) ne peut, dans sa définition, se réduire à l’unité ; il est soumis au triple mode d’existence des formes symboliques, à cette « tripartition » à laquelle le nom de Jean Molino est attaché : il est à la fois un objet produit, un objet perçu et un objet arbitrairement isolé. À ces trois aspects correspondent les trois dimensions de l’analyse symbolique : l’analyse poïétique, l’analyse esthésique (avec un s) et l’analyse du niveau « neutre » de l’objet. Jean Molino montre que l’évolution historique du discours sur la musique a fait prévaloir tour à tour chacune de ces trois dimensions. À l’époque baroque (où l’amateur est aussi un connaisseur), les auteurs énoncent des règles de composition. À la fin du XVIIIe siècle, « le point de vue privilégié devient celui du consommateur, spectateur ou auditeur » : l’esthétique se constitue, la critique musicale apparaît. Quant à l’analyse musicale proprement dite, elle ne naît qu’à la fin du XIXe siècle et présente un caractère hybride : elle ne se détache qu’avec peine des deux autres dimensions. L’appartenance de la musique aux formes symboliques explique qu’à côté de la sémiologie littéraire existe aussi une sémiologie musicale, dont le but ultime est « de comprendre, c’est-à-dire de connaître la musi­que ». Jean-Jacques Nattiez, qui a réuni les pré­sents articles de Jean Molino et écrit une riche introduction au volume, est le fondateur de cette discipline.

Autre idée-force de Jean Molino, le fait musical est un « fait social total » (expression empruntée à Mauss, qui l’applique au don). Molino récuse la distinction proposée par Max Weber entre la musique occidentale et les autres musiques, lesquelles (« primitives », « orales », « traditionnelles ») ne seraient pas des œuvres d’art à cause de la fonction sociale ou religieuse qu’elles endossent. Pour Molino, l’activité musicale est toujours un « fait social total », et il n’y a donc pas une musique plus « pure » qu’une autre : « l’activité artistique est une réalité mixte ».

Selon Molino, il faut dénier à la musique toute essence. Pour lui, la notion de « musique » est conforme à ce que Wittgenstein appelle un prédicat de « ressemblance de famille ». Wittgenstein prend l’exemple du « jeu » ; y a-­t-il un élément commun à toutes les activités que nous nommons des « jeux » ? Non, mais il y a entre elles des airs de famille. C’est la même chose pour les différentes musiques, elles n’ont pas de dénominateur commun : « Il n’y a pas de musique universelle. » Jean Molino refuse d’ailleurs de séparer a priori le musical du sonore : « le musical, c’est le sonore construit et reconnu par une culture ».

Molino s’en prend à une certaine tendance du raisonnement sociologique qui « consiste à tirer d’une agrégation (…) des conclusions que l’on affirme valables dans un cas individuel », qu’il s’agisse d’un compositeur ou d’une œuvre. Il faut se débarrasser des entités abstraites qui encombrent l’histoire de la musique, « siècle, époque ou style qui font entrer, de gré ou de force, les hommes et les œuvres dans des catégories générales ». Il n’y a pas un « esprit du temps » qui régenterait toutes les manifestations d’une culture déterminée ; « Il n’existe que des choix et des parcours individuels sur le fond d’une situation de la musique, complexe et perpétuellement mouvante ». De même, Molino dénonce, dans nombre d’histoires de la musique européenne, les « schèmes linéaires de progrès qui reprennent les vieux modèles providentialistes de Bossuet ou Hegel ». Il dénonce d’autre part la place, « sous le signe de l’altérité », que fait la musicologie occidentale aux autres traditions, qui relèvent de l’« ethnomusicologie ».

Molino aborde le problème de la valeur esthétique par une profession de foi radicale : « Au début, il y a le plaisir. L’œuvre d’art est faite pour plaire et il importe de rappeler cette donnée irréductible. » Sans doute, mais le plaisir n’est pas toujours immédiat ; avant d’aimer, il faut parfois chercher à aimer, et c’est pourquoi on peut ne pas partager l’idée d’un « masochisme d’élites qui, dans toutes les formes d’art, auraient tendance à se laisser guider par une loi approximative de l’ennui (ou de l’emm...) maximum ». Il ne s’agit pas de refuser le sensible, mais quelquefois de le différer. Le jugement de valeur, nous dit Molino, est en relation avec une situation musicale particulière. Dans la « communauté restreinte », le créateur produit son œuvre pour un public proche de lui, qui l’apprécie immédiatement ; dans les « sociétés stratifiées », deux cultures s’opposent, qui définissent une musique d’en haut et une musique d’en bas, d’où naissent « deux goûts différents ». Cette deuxième étape correspond pour l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. Selon Molino, l’amateur d’aujourd’hui, à l’âge de la musique mondialisée, ne respecte plus de telles hiérarchies : il puise à différents répertoires pour se forger sa propre « personnalité musi­cale ». (Un discours répandu dit la même chose de l’attitude de l’homme contemporain à l’égard de la religion.)

Kant a montré à la fois la qualité subjective du jugement de goût et sa prétention à l’universalité. Celui qui juge ne cesse de justifier son avis par des arguments, dont Molino propose une typologie, typologie où apparaît « le triple enracinement du jugement de goût, qui correspond aux trois dimensions de l’existence de l’œuvre musicale comme de toute réalité symbolique ».

Tels sont quelques aperçus seulement d’un ouvrage très fertile, « pointu » parfois, toujours très clair, et qui apportera beaucoup à tous ceux qui, non contents d’aimer la musique, aiment aussi réfléchir sur elle.

Thierry Laisney

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