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Contre le vert, pour le vert

 Historien érudit, inventif, original, Michel Pastoureau (né en 1947) explore les passions des couleurs, les symboles des animaux (l’ours, le cochon), les blasons, les jeux.
Michel Pastoureau
Les couleurs de nos souvenirs
(Seuil)
 Historien érudit, inventif, original, Michel Pastoureau (né en 1947) explore les passions des couleurs, les symboles des animaux (l’ours, le cochon), les blasons, les jeux.

Dans ce livre, Michel Pastoureau tisse les couleurs qu’il a vues en une soixantaine d’années et celles des rêves, celles retrouvées, déplacées, reconstituées. Il est le témoin des couleurs du passé, un témoin tantôt minutieux, tantôt rêveur, toujours attentif. Son imagination aurait, parfois, complété les intermittences de sa mémoire en partie modifiée.

Michel Pastoureau est alors amené à mettre en évidence les « caprices chromatiques » des humains, leurs haines de certaines couleurs, leurs préférences d’autres teintes, leurs superstitions. Selon les époques différentes, selon les pays, selon les individus, les « couleurs » et les « goûts » (plus exactement le « goût d’une couleur » ou le « dégoût des couleurs ») sont variés et ils changent.

Les couleurs sont des personnages de l’épopée de notre univers. Elles favorisent, elles aiment, elles trahissent, elles protègent, elles tuent.

Par exemple, le vert. Bien des individus n’aiment pas le vert qui souvent les inquiète. Certaines personnes n’accepteraient jamais de porter un vêtement de cette couleur. D’autres refuseraient de se voir offrir une émeraude, pierre qui passe pour porter malheur. D’autres ne monteraient jamais sur un bateau dont la coque serait verte. Au XVIe siècle, le vert aurait été (dit-on) de bon ton en Allemagne et il aurait été réservé, en France, aux domestiques et aux bouffons… Vers 1960, on trouve en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, des camïeux de vert. Et, en France, Michel Pastoureau (qui, lui, adore le vert et le préfère aux autres couleurs) ne parvient pas à trouver dans les magasins de vêtements pour hommes, à Paris, un pull vert foncé. En France, certaines femmes refuseraient de porter une robe verte, une « robe de sorcière »… Et, dans Othello de Shakespeare, la jalousie est « le monstre aux yeux verts, qui tourmente la proie dont il se nourrit »… On cite assez souvent les phobies des hommes célèbres. Schubert affirmait qu’il était « prêt à aller jusqu’au bout du monde pour fuir cette couleur maudite ». La courte vie de Schubert (mort à 31 ans) a été une suite d’échecs et de chagrins, peut-être par la peur du vert. Michel Le Tellier (1603-1685), père de Louvois, secrétaire d’État à la Guerre, puis chancelier, probablement le personnage le plus puissant de France après le roi, à un moment, véritable fondateur de l’armée monarchique, craignait et détestait le vert. Il le bannissait de ses armoiries (elles avaient pour figure héraldique un lézard « de sinople »). Il interdisait aussi le vert dans les uniformes des différents régiments combattant pour Louis XIV. Vers 1860, la reine Victoria prenait cette couleur en horreur et la chassait de tous les palais royaux… Dans le monde du théâtre, bien des comédiens répugnent à se vêtir de vert. Selon une légende, Molière serait mort, vêtu de vert. On prétend que les éclairages du passé transformeraient un décor vert en une couleur blafarde et inquiétante. On dit aussi que, jadis, certains costumes étaient teintés par du vert-de-gris et auraient empoisonné certains comédiens… Dans quelques régions, le bon usage interdit, encore aujourd’hui, de s’habiller en vert lors d’une fête de mariage ; lors du repas des noces, on éviterait les légumes verts (à l’exception des artichauts supposés aphrodisiaques).

À ces ennemis du vert, les amateurs du vert s’opposent. Le vert, alors, serait du côté du printemps, du végétal, de la jeunesse, de la régénération, de l’espérance. Dans les pays islamiques, la couleur verte serait bien choisie ; elle évoquerait l’oasis. Aujourd’hui, le vert est souvent l’emblème de la nature et de l’écologie. Avec les feux tricolores de la route, le vert signifierait le droit de laisser passer et même la liberté… Michel Pastoureau évoque aussi la pharmacie de sa mère, qui se situe tout en haut de la butte Montmartre, juste en face d’un château d’eau, dressé au milieu d’un petit square. Et, bien sûr, il n’oublie pas la grande croix verte qui, sur la rue, signalait la pharmacie de sa mère.

Michel Pastoureau est en quête des sensations intenses et discrètes de l’enfance, des petits plaisirs, de certaines aversions d’une demi-teinte, des déceptions et des joies, des événements modestes… À 5 ans, il a joué avec André Breton (qui était un ami de son père) ; il croit se rappeler que Breton portait un énigmatique gilet d’un jaune mat, « presque sucré ». Ou, peut-être, l’enfant aurait seulement rêvé de ce gilet. Peu après, Breton et son père, Henri Pastoureau (1), se sont fâchés définitivement. Et, aujourd’hui, pour Michel Pastoureau, « le surréalisme reste jaune, d’un beau jaune lumineux et mystérieux ».

Sa pharmacie maternelle lui apparaît comme un lieu calme, secret et qui lui est réservé. Sage, il observe les zones soigneusement hiérarchisées. Les couleurs jouent un rôle essentiel (les gammes de bleu pour les calmants, les jaunes et les orangés pour les fortifiants, les vitamines) ; le blanc hygiénique et scientifique domine. Il distingue les rayons et les étagères pour identifier les flacons, les boîtes, les pots. Il ne doit pas s’approcher de l’armoire aux produits dangereux. Une étiquette rouge porte en grosses lettres noires le mot : POISONS. La famille l’appelait l’« armoire aux poisons ».

Vers 12 ans, on achète à Michel Pastoureau un « blazer bleu marine » dont le bleu lui paraît insuffisamment foncé et trop violacé. Il est alors déçu. Il trouve ce bleu marine « vulgaire ». Car « les adolescents ont sur la vulgarité des idées qui leur sont propres ». Quand il revêt ce blazer odieux, le jour d’un mariage, il se sent honteux devant les autres. Il prend conscience de son « hypersensibilité chromatique ».

Dans ses années d’apprentissage, il entre souvent dans l’atelier du peintre Marcel Jean (1900-1993) au bas de la Butte ; il regarde les techniques différentes de l’artiste qui lui offre, parfois, les tubes presque vides, à demi séchés, les tubes de couleurs à l’huile… En été 1955, à 8 ans, il voit cinq fois le film de Richard Thorpe, Ivanhoé (1952). Le film est à l’origine de sa fascination pour le Moyen Âge, pour les bannières, pour les boucliers, pour les jeux des couleurs ; il a préféré définitivement les chevaliers aux cow-boys… Et, au printemps 1960, à 13 ans, au lycée, un professeur de dessin lui fait copier un vitrail armorié du XVe siècle… Et ensuite, pendant plus de quarante ans, enseignant et écrivain, il analyse l’héraldique, les bestiaires, les changements de la couleur.

Toujours allègre, toujours précis, il décrypte les jeux complexes des formes et des teintes. Il ne s’ennuie jamais. Et, grâce à ses livres, nous tentons de penser un peu mieux et autrement, de réfléchir avec vivacité, sans lassitude.

1. Henri Pastoureau, Ma vie surréaliste, Maurice Nadeau, 1992.

Gilbert Lascault