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« Le grand fleuve Diversité ». Entretien avec Yves di Manno

La poésie est présente chez quelques rares éditeurs d’importance. Nous avons interrogé Yves di Manno, directeur depuis 1994 de la collection « Poésie » chez Flammarion, mais aussi poète et traducteur, sur la situation économique des auteurs, sur la poésie d’aujourd’hui et sur son métier d’éditeur.
La poésie est présente chez quelques rares éditeurs d’importance. Nous avons interrogé Yves di Manno, directeur depuis 1994 de la collection « Poésie » chez Flammarion, mais aussi poète et traducteur, sur la situation économique des auteurs, sur la poésie d’aujourd’hui et sur son métier d’éditeur.

Isabelle Lévesque : Yves di Manno, vous êtes bien placé pour nous dire comment vivent les poètes d’aujourd’hui. Vivent-ils de la poésie, de leur poésie ? Combien d’exemplaires un auteur de la collection peut-il espérer vendre ? Ses droits d’auteur lui permettront-ils de « vivre » ? 

Yves di Manno : Où diable avez-vous entendu dire que les poètes pourraient « vivre » de leur plume ? À ma connaissance, le seul en France qui ait accompli cet exploit au XXe siècle est Jacques Prévert, Paroles ayant été l’un des best-sellers de son époque. Pour le reste, les poètes comme la plupart des autres écrivains ont dû, doivent encore exercer des métiers secondaires leur permettant de nourrir leurs familles ou leurs vices secrets. Beaucoup sont professeurs, ce qui ne simplifie pas le problème, la logique de l’enseignement étant dans son principe incompatible avec celle de la création. D’autres sont ingénieurs, trapézistes, fonctionnaires, journalistes, certains traquent les subventions, d’autres courent le cachet, quelques-uns même vivent encore de leurs rentes… La situation n’est évidemment pas nouvelle : il y a cent ans, par exemple, Saint-John Perse entamait sa brillante carrière diplomatique pendant que Germain Nouveau mendiait sur les marches de l’église de Pourrières (tous les deux se sont retrouvés dans la Pléiade, mais c’est une autre affaire). Ce qui est certain, en tout cas, c’est que la poésie (et peut-être même la littérature, dans sa trame la plus secrète) ne saurait constituer un métier, au sens trivial du terme. Son enjeu est ailleurs : si elle fait vivre ceux qui la pratiquent avec cette insouciance matérielle, c’est évidemment sur un autre plan… 

IL : Vous avez composé avec Isabelle Garron une considérable anthologie de poésie française contemporaine, Un nouveau monde. Poésies en France, 1960-2010, dont La Nouvelle Quinzaine littéraire a rendu compte[1]. La question du « lisible » est souvent posée à propos de la poésie d’aujourd’hui. On reproche à bon nombre de poètes, dont une partie de ceux présents dans votre anthologie, d’écrire des textes « incompréhensibles », ou bien encore « ennuyeux ». Si vous avez retenu ces textes, c’est que vous estimez qu’ils méritent d’être lus. Pour vous, qu’est-ce qu’un texte « illisible », « ennuyeux », qui ne suscite pas le désir d’être lu ?

YdM : À mes yeux, un texte illisible ou ennuyeux est tout simplement un mauvais texte… Un texte sans écriture, si vous préférez. Un écrivain digne de ce nom – cela vaut bien sûr pour les poètes – est quelqu’un qui possède une « voix » propre, inventant comme j’aime à le dire une langue privée dans la langue commune. La question de la difficulté d’approche de certains textes est d’une autre nature : elle a des causes diverses et ne se pose pas avec la même acuité selon les œuvres, à qualité égale. Du reste, tous les lecteurs ne réagissent pas de manière identique, confrontés aux mêmes pages. L’un des principaux facteurs, commun à l’ensemble du corpus, reste tout de même la méconnaissance généralisée de l’histoire poétique moderne et du déplacement profond, irréversible, dont l’abandon de l’ancienne métrique est le signe le plus tangible. Cette histoire-là (qui débute à la fin du XIXe siècle) reste très mal comprise et n’est toujours pas véritablement écrite, a fortiori concernant les décennies les plus récentes. Le but de notre Nouveau monde était de poser un premier jalon dans la construction de ce récit, de dissiper une partie du brouillard ou des ombres dont il reste entouré. Nous l’avons fait, Isabelle et moi, avec nos enthousiasmes, nos connaissances spécifiques – mais aussi avec nos lacunes, même si nos vies respectives ont largement été consacrées à la pratique et à l’étude de la poésie, d’hier et d’aujourd’hui… À d’autres de prendre le relais, dans le sens qu’ils jugeront utile. Quant à nous, nous avons avant tout cherché à réduire l’écart, à rapprocher les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui de ce monde d’accès malaisé, susceptible pourtant de les séduire.

IL : Que pourrait-on dire aux lecteurs hésitants pour leur donner le désir de lire tous les poètes que vous avez ainsi sélectionnés ?

YdM Un lecteur hésitant est-il un lecteur ? Selon moi, le lecteur sait instinctivement se diriger : il ne sait pas forcément ce qu’il cherche mais n’ignore pas où il lui est voulu d’aller, pour reprendre la belle formule de Segalen. Il doit suivre son chemin, remonter un fil que nul ne peut tirer à sa place. Les poètes rassemblés dans ce passage anthologique sont suffisamment différents – et proposent des visées, des visions de la poésie suffisamment variées – pour que chacun s’engage dans les sentiers qui lui conviennent. Notre but était de fournir au lecteur certains repères qui lui permettent d’aborder un domaine intimidant et probablement confus, vu du dehors. Ce livre est un point de départ, il n’est nullement un point d’arrivée : il invite à l’exploration d’un continent d’une richesse et d’une diversité remarquables. À chacun donc d’y trouver son bien – même si (ou parce que) cela vient parfois rompre avec les habitudes de lecture établies… 

IL : Vos diverses activités (de traducteur, de directeur de collection) sont-elles un enrichissement ou au contraire un frein pour votre propre travail d’écriture ? Et existe-t-il des différences entre vos désirs de lecteur, de traducteur et d’éditeur ?

YdM : J’ai beaucoup moins écrit dans les deux premières décennies de ce siècle que dans le dernier quart du précédent, au cours duquel ont été composés la quasi-totalité de mes « livres-de-poèmes », la plupart de mes récits et mes premiers essais de poétique. Je n’imagine pas retrouver dans le temps qui me reste imparti un tel rythme de composition. Comme l’écrivait à juste titre Emmanuel Hocquard, qui vient hélas de nous quitter : « Écrire c’est aussi savoir, à tout moment, s’arrêter. » Et je suis parfois un peu atterré par la frénésie de publication qui anime la plupart de nos contemporains… Mais pour répondre plus directement à votre question, je n’ai jamais conçu mes diverses activités comme des pans séparés (et encore moins étanches) de mon travail d’écrivain – lui-même vécu comme une étrange extension de ma passion de lecteur. Mes traductions de poésie font pour moi partie intégrante de mes livres et ont été entreprises en étroite relation avec eux. Quant à cette activité éditoriale qui m’occupe depuis un quart de siècle, elle a naturellement prolongé ma réflexion : c’était dès l’origine le moyen de pratiquer une critique active en proposant des œuvres contemporaines plus ou moins inattendues, mais aussi des volumes rétrospectifs, remettant en lumière certains auteurs mal considérés du passé immédiat. Ce travail ne m’a jamais lassé, il a toujours stimulé au contraire ma propre création – et m’a permis de surcroît de poursuivre un dialogue plus concret avec la plupart de celles et de ceux dont le travail m’importait. Loin d’être un frein, il m’aura plutôt redonné l’élan qui me faisait parfois défaut… Ce qui aura constitué en revanche une entrave constante, c’est l’activité strictement alimentaire qui a obscurci l’essentiel de mon temps, ces trente dernières années (j’ai traduit, sous pseudonyme, une cinquantaine de romans ordinaires). Mais il s’agit là d’une fatalité commune sur laquelle il n’est pas nécessaire de s’étendre et dont la lumière du poème – le nôtre comme celui d’autrui (mais c’est le même) – vient périodiquement chasser l’ombre, tournée vers « un autre jour, une autre nuit »

Apostille : Le titre de cet entretien est emprunté à un poème de Victor Segalen, « Conseils au bon voyageur », dans Stèles (Mercure de France, 1982). Il y est promis au voyageur qui suivra les conseils de parvenir « non point […] au marais des joies immortelles / Mais aux remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité ».

[Directeur de collection chez Flammarion, Yves di Manno a édité des auteurs aussi essentiels qu’Éric Sautou, Ariane Dreyfus, Martine Broda, Philippe Beck, Sophie Loizeau et Cédric Demangeot. Il a également publié en 2017, avec Isabelle Garron, la plus importante anthologie de poésie française contemporaine. Il a traduit plusieurs poètes nord-américains, notamment : Les Cantos d’Ezra Pound (dernière version : Flammarion, 2013), Paterson de William Carlos Williams (Éditions José Corti, 2005), ou encore George Oppen et Jerome Rothenberg. Il a également composé une vingtaine de « livres-de-poèmes », récits ou essais. Parmi ses dernières parutions : Champs, 1975-1985 (Flammarion, 2014), Une, traversée (Isabelle Sauvage, 2014), Terre ni ciel (Éditions José Corti, 2014).]

[1]. Yves di Manno et Isabelle Garron, Un nouveau monde. Poésies en France, 1960-2010, Flammarion, coll. « Mille et une pages », 2017. Notre compte rendu dans La Nouvelle Quinzaine littéraire, no 1171, 16 avril 2017.

Isabelle Lévesque

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