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Cyrano, penseur de la liberté

Article publié dans le n°1048 (01 nov. 2011) de Quinzaines

Que voilà un livre utile, lumineux et roboratif ! Jacques Prévot, à qui on doit les deux indispensables volumes de « la Pléiade » sur Les Libertins du XVIIIe siècle, avait jadis consacré ses premiers travaux universitaires à Cyrano, publié il y a plus de trente ans chez Belin les Œuvres complètes d’un des maîtres du baroque français, puis présenté dans « Folio » en 2004 L’Autre Monde, somme des voyages extraterrestres de ce génie singulier.
Jacques Prévot
Cyrano de Bergerac. L'écrivain de la crise
Que voilà un livre utile, lumineux et roboratif ! Jacques Prévot, à qui on doit les deux indispensables volumes de « la Pléiade » sur Les Libertins du XVIIIe siècle, avait jadis consacré ses premiers travaux universitaires à Cyrano, publié il y a plus de trente ans chez Belin les Œuvres complètes d’un des maîtres du baroque français, puis présenté dans « Folio » en 2004 L’Autre Monde, somme des voyages extraterrestres de ce génie singulier.

La prouesse littéraire la plus difficile, cependant, Jacques Prévot l’accomplit aujourd’hui avec cette biographie à la fois factuelle et intellectuelle qui réussit la gageure d’être exacte sans lourdeur, empathique mais retenue, et de restituer la saveur unique d’un homme d’une complexité et d’une richesse rares, dans une époque où la société française se transforme radicalement, juste avant la glaciation opérée par un siècle et demi de monarchie absolue.

D’origine sarde probable, les Savinien Cyrano, qui apparaissent au milieu du XVIe siècle comme bourgeois de Paris, s’enrichissent grâce à l’expansion économique apportée par la découverte des Amériques et de leur or. L’aisance conquise leur permet d’acquérir des terres dans la vallée de Chevreuse, parmi lesquelles le fief de Bergerac, dont le nom n’a donc rien à voir avec une quelconque origine gasconne et qui les incite à ajouter une particule de noblesse usurpée à leur patronyme roturier. Famille de gens de négoce mais aussi de robe, famille aussi très liée à la sulfureuse Compagnie du Saint-Sacrement, des catholiques que nous appellerions aujourd’hui intégristes, si intransigeants que Louis XIV dissoudra leur confrérie.

Notre Cyrano, qui n’est pas l’aîné des six enfants, aura pour sa part d’autant moins d’espérances que son père fait de mauvaises affaires et doit revendre son domaine. De ses jeunes années, passées à la campagne, il gardera un amour exalté pour la nature et, rebelle à toute discipline, sera très tôt poète lyrique et très tôt révolté contre l’éducation religieuse obtuse qu’il a reçue. En 1638, à dix-neuf ans, il manifeste pour la première fois son indépendance de façon fracassante en s’engageant dans les Cadets de Gascogne, de vrais méridionaux ceux-là, qui font la guerre à l’Espagne pour le compte du roi Louis XIII. Rapidement, au sein d’un corps dit d’élite composé de baroudeurs, il gagne la réputation d’un soldat et d’un duelliste d’une folle bravoure, mais l’aventure héroïque est interrompue par de très graves blessures qui l’obligent à résilier son contrat à vingt-deux ans, en 1640.

Dès lors, le reste de sa courte existence (il meurt, peut-être assassiné, mais à coup sûr syphilitique, en 1655, à trente-six ans) sera occupé essentiellement par l’étude, le travail littéraire, plus tard la lutte contre Mazarin, et par les amours interdites, puisque l’homosexualité, pratiquée et condamnée par l’Église toute-puissante, pouvait alors conduire au bûcher.

Sur tous ces points, et sur les plus délicates interrogations qu’impose l’œuvre – qu’en est-il par exemple de l’athéisme parfois attribué à Cyrano, auquel son biographe ne croit pas et je pense qu’il a raison – le travail de décryptage de Jacques Prévot est impressionnant. Car le futur auteur de L’Autre Monde, chef-d’œuvre de science-fiction qui brille par son audace philosophique et sexuelle autant que par sa poésie d’un charme étrange, et ne fut publié qu’à titre posthume en 1657 par son ami Le Bret, a suivi une fulgurante trajectoire intellectuelle d’une extrême diversité. Sa verve iconoclaste s’est exercée dans tous les genres, du pamphlet où il sut se montrer redoutable (contre Scarron et de moindres adversaires), au théâtre (sa Mort d’Agrippine, pièce politique sur le pouvoir et l’abus de pouvoir, représentée en 1653, a des éclats de violence baroque d’une force peu commune, mais il s’était précédemment essayé à la comédie, avec Le Pédant joué, source de Molière, que l’analyse ici présentée de son usage polyphonique des langages sociaux donne envie de voir sur une scène), et bien entendu au poème, au roman.

Un des rares mérites de ce livre est de ne négliger aucun des aspects d’une personnalité exubérante mais secrète, foisonnante et mordante, tout en permettant au lecteur d’en comprendre l’essentiel, qui me semble tenir en un mot, celui de dissidence. En cette première moitié d’un siècle pas encore figé par la mécanique broyeuse du classicisme qui sera l’allié objectif, sauf notables exceptions (La Fontaine, Molière dans une moindre mesure, plus tard La Bruyère), du totalitarisme royal appuyé sur l’Église, émerge dans les milieux les plus libres et les plus avertis une remise en cause universelle des certitudes, qui conduit comme naturellement au refus de la culture vermoulue dispensée par l’enseignement traditionnel et le conformisme social. De cette magnifique et éruptive dissidence l’œuvre de Cyrano tout entière porte témoignage le plus éclatant.

Pour le montrer, il faut étudier d’une façon claire et concise les éléments d’une « crise » ensemble intellectuelle et politique dont les fondements, comme toujours dans l’Histoire du développement accéléré des sociétés, sont des découvertes qui entament les vieilles constructions de la foi et de la philosophie. L’esprit de révolte, sans doute inhérent au tempérament de Cyrano, vite exacerbé par l’opposition au père et aux pédants de collège, soutenu enfin par la révélation de préférences sexuelles non orthodoxes, a trouvé ses matériaux essentiels dans la révolution scientifique qui bouleverse les penseurs de son temps les plus réceptifs à la nouveauté.

Aristote, la Bible, les sphères emboîtées de Ptolémée, toute cette séduisante antiquaille va être ébranlée, puis balayée par la lente diffusion du système copernicien né près de cent ans plus tôt mais réactualisé par les Lois de Kepler, par Galilée, dont le procès, en 1633, n’empêche pas ces savants que sont les libertins érudits groupés autour de Gassendi (Naudé, La Mothe Le Vayer entre autres) de saper la philosophie officielle des Sorbonnagres dont Rabelais avait été un des premiers contempteurs, mais sans l’autorité que la cosmologie des observateurs modernes du monde céleste rend incontournable.

De l’effervescence qui règne alors dans ces petits cercles parisiens, et qui est comme une préfiguration de la vague soulevée par les Encyclopédistes après la mort du déplorable Roi-Soleil en 1715, Jacques Prévot donne une idée vive et précise avec l’aisance de ceux qui savent boucler en quelques lignes un résumé, élégant et dépourvu de pédanterie comme de sécheresse, de grandes pensées, celle de Descartes notamment, dont les Principia Philosophiae paraissent en 1644, au début de la dernière décennie de Cyrano.

Celui-ci se meut au milieu des controverses, d’idées et d’actions, curieusement partagé – c’est une des facettes les plus paradoxales de son génie – entre des pulsions ennemies, une véhémente propension au pour immédiatement suivie par une fascination pour le contre. Ainsi s’expliquerait, selon son biographe, qu’il ait pu successivement prendre parti pour la Fronde des nobles qui se déchaîne après les morts presque simultanées de Richelieu (1642) et de Louis XIII (1643) et « Contre les Frondeurs » dans une Lettre de 1649, qui ne paraîtra d’ailleurs que dans les Œuvres diverses, en 1654 (Cyrano meurt en juillet de l’année suivante).

Ces contradictions, qui me semblent être au fond un indice majeur de la misanthropie constituant peut-être le socle même de l’œuvre, on les retrouverait décuplées dans les admirables voyages fantastiques que Cyrano entreprend de conter comme couronnement d’une recherche littéraire et philosophique dont Voltaire se souviendra. Avant une Chronologie fort bien venue, Jacques Prévot s’attarde sur cette entreprise d’une si absolue originalité. Ce sont les meilleures pages de son essai. Il y met en relief le paradoxe d’une « expérience de pensée » comme aurait dit Einstein, qui tient d’abord de la plus ravageuse satire – car c’est la France de son temps que peint le pamphlétaire, sans aucune sympathie – mais qui surtout ne succombe jamais aux facilités réconfortantes de l’utopie.

Les Terriens sont stupides, corrompus et pervers chez Cyrano, à l’image des Français qu’il côtoie. Mais ni sur la Lune ni dans l’Empire du soleil on ne rencontre autre chose qu’une vision en miroir de leurs sottises méchantes et de leurs préjugés. « L’Autre Monde, écrit avec force Jacques Prévot, n’est rien que le même monde. (…) Les sociétés célestes, l’idéologie et les mentalités des peuples de la Lune et du Soleil souffrent des vices qu’ils prétendent condamner chez les Terriens, au nom des mêmes pétitions de principe et des mêmes a priori. En se redoublant, la moralité de la fable est amère. (…) Toute société organisée sécrète son racisme, est spontanément puissance d’arbitraire et d’exclusion, engendre fanatisme et aveuglement. (…) L’homme libre lancé à la poursuite de la vérité est partout en exil et l’autre haïssable du groupe dominant. »

La justesse et la vigueur d’une telle lecture soulignent, contre tous les lendemains qui chantent, que la pensée pessimiste de Cyrano s’inscrit aux antipodes de la bêtise béate de tous les Boileau qui paraderont, dans la seconde moitié d’un siècle surfait, en étalant des critiques anodines de l’ordre régnant, aussi petites-bourgeoises que bien-pensantes. Ce qui fait d’eux des médiocres définitifs et de Cyrano le plus aigu et fraternel des modernes, un frère d’armes en somme, comme l’a bien vu Benjamin Lazar, dont le spectacle tiré des deux Voyages a été justement salué ici par Annie Le Brun (QL n° 1 044).

Maurice Mourier

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