Livre du même auteur

D'un monde à l'autre

Article publié dans le n°1056 (01 mars 2012) de Quinzaines

François Lescun
D'un monde à l'autre. Photogrammes
Après l’admirable ballon d’essai d’Aloysius Bertrand dans son Gaspard de la nuit, après Baudelaire et les Petits poèmes en prose, « Crise de vers » permettait à Mallarmé de thé...

Après l’admirable ballon d’essai d’Aloysius Bertrand dans son Gaspard de la nuit, après Baudelaire et les Petits poèmes en prose, « Crise de vers » permettait à Mallarmé de théoriser l’identité de nature entre prose et poésie, à la seule condition que la première s’élevât à un certain degré, éminent, d’exigence prosodique. Depuis, il n’est aucun genre, même le plus apparemment documentaire, que la poésie en prose ne puisse annexer, comme l’exemple baudelairien de « Mademoiselle Bistouri » ou des « Bons chiens » le prouve. Mais encore faut-il savoir bousculer la prose, l’émulsionner, la vaporiser.

Pour François Lescun, dont les sept recueils précédents avaient été normés de façon plus classiquement « poétique », l’exercice était d’autant plus périlleux que son matériau de base – soixante photographies prises par lui au cours de décennies de vagabondage à travers les terres émergées – possédait un degré immédiat de réalisme (les clichés sont « piqués » et le flou dit abusivement artistique ne s’y rencontre guère) et une charge de véracité, sinon de vérité, puissante et parlante.

La réussite du travail sur la prose n’en est que plus sensible. Chaque texte, qui se signale d’abord par sa brièveté, loin de constituer seulement – car l’aspect de reportage émotionnel y est aussi présent – une vignette pittoresque, parfaitement cadrée et sertie, sur un de ces paysages déserts et violents qui contiennent une étincelle de la beauté du monde, ou sur une de ces scènes familières dont on éprouve physiquement qu’en Inde ou à Madagascar, terre d’élection, elles ont touché le poète au cœur, en fait s’essore « au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,/Des montagnes, des bois, des nuages, des mers ».

D’un monde à l’autre – c’est-à-dire, par une métaphore cachée, de la prose à la poésie – effectue, par le rêve sur l’image, une transmutation dont le lecteur appréciera le charme, que pour notre part, face à ces lieux écrits, qu’une entropie cataclysmique menace, nous ressentons décidément comme imprégné de « douce beauté » et de lucide mélancolie.

Maurice Mourier

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