Livre du même auteur

Danser rouge

Alors que nombre de penseurs et savants nous incitent à découvrir la vie secrète des insectes ou des arbres, à partir « sur la piste animale », Florence Saint-Roch nous invite à éveiller l’Indien qui est en nous.
Alors que nombre de penseurs et savants nous incitent à découvrir la vie secrète des insectes ou des arbres, à partir « sur la piste animale », Florence Saint-Roch nous invite à éveiller l’Indien qui est en nous.

Après le gris du ciel et de la pluie et le noir de la peste dans Le sens du vent1, Florence Saint-Roch nous plonge dans le rouge avec ce titre surprenant. S’agit-il d’une nuance, un rouge peau-rouge, comme les plumes en couverture nous le suggèrent ? Nous n’ignorons pas que la peau des Amérindiens n’était rouge que quand ils appliquaient sur leurs visages une peinture rituelle. « Le rouge est la terre, l’argile, le sang du peuple2 », affirmait le chef Sioux Tahca Ushte. C’est la couleur unissant l’intérieur du corps et le sol même de notre planète.

La poète l’assène : « on vit rouge » car « [n]otre sang parle vif ». Elle ne s’embarrasse pas de détours, flèche pleine cible pour une langue qui dépasse les mots par les rythmes, la danse et les silences : « Douces palabres lentes pensées / Les mots jamais plus grands que les choses ». Ici les « chants », numérotés de 1 à 10, abordent tour à tour la vie sous plusieurs aspects : la création du monde, puis la chasse, la nage, la danse, le sommeil, la guerre…

Le livre nous entraîne dans un univers de perceptions par des images qui rejoignent certains aspects de la culture amérindienne : « On est de drôles d’Indiens ». L’indéfini on généralise en individualisant, alors que les possessifs notre et nos, ainsi que le nous constituent le collectif des solitudes et des destins : « [on] efface nos traces derrière nous ». Notre rapport au monde se révèle :

Nos campements sont provisoires
On s’établit dans la course et le saut
La source et sa suite

Le rouge, « [c’]est le feu et le sang, l’amour et l’enfer3 », une couleur dangereuse. Par le feu, destruction et force de vie, soleil autour duquel nous tournons, étoiles lointaines, nous nous situons dans l’univers :

Rien de mieux que le feu
Pour dire les astres
Qu’on porte en nous

La vie rouge bat dans le poème. Au prix d’un contact restitué avec la nature, nous entrevoyons une ligne sur laquelle s’animent les torrents, les arbres, la poussière des chemins et l’énigme à ne pas perdre de vue :

Les images nous précèdent
Dansent devant nous

Jouant sur les sens littéral et figuré, « sortir de sa réserve » devient tout l’enjeu : refuser l’assignation à une place, mais aussi oser le chemin vers la diversité du monde : « On se laisse devenir / Aigle-subtil renard-agile loup-fulgurant ».

Dans un film célèbre4, John Dunbar devient « Danse avec les loups ». Il danse seul autour du feu en chantant : « Eyahééé ehyahééé… » Face à la défaillance des mots qui ne sont « jamais plus grands que les choses », il reste la danse autour du feu-soleil et les vibrations rythmées du chant. John Dunbar danse sa solitude mais, comme l’écrit Georges Didi-Huberman à propos d’un autre danseur, c’est « une solitude complexe toute peuplée d’images, de rêves, de fantômes, de mémoire5 », la solitude même du poème.

C’est une autre vie, par l’ouverture des sens, par l’écoute totale, qui permet de « s’accorder autrement avec ce qui est ». Par la marche, la danse et le chant, « [on] visite on est visités ». La paix intérieure gagnée par moments, « [à] l’abri dans nos tipis », ouvre-t-elle à un « commencement de la sagesse » ? Ce n’est pas une invitation à la paix de l’indifférence. Le chasseur sait ce que c’est qu’être chassé. L’Indien du poème sait qu’il devra se défendre et dire non : « Jamais on ne se laissera / couper de nous-mêmes ». Il s’agit de trouver sa place, par l’attention à l’infime comme à l’infini.

Qu’on n’aille pas dire ce n’est rien
Rien n’est rien

Ils doivent être sourds
Ceux qui croient muets les arbres les pierres
L’herbe et les cailloux

Rouge peau rouge nous incite à partir à la rencontre d’un monde étrange et riche : le nôtre, à nous ouvrir à lui, mais aussi à résister à ce qui le détruit.

1. Florence Saint-Roch, Le sens du vent (Tarabuste, 2015).
2. Tahca Ushte et Richard Erdoes, De mémoire indienne, traduit par Jean Queval (Plon, « Terre Humaine », 1977).
3. Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs (Éditions du Panama, 2005).
4. Danse avec les loups, film de Kevin Costner (1990).
5. Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes (Minuit, 2006).

Isabelle Lévesque