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Une célébration du vivant

À contre-ciel, la foi est démentie dès l’amorce, un refus fonde l’élan du premier poème : « Je ne crois pas au ciel comme séjour des bienheureux ».
Marie-Claire Bancquart
Tracé du vivant
À contre-ciel, la foi est démentie dès l’amorce, un refus fonde l’élan du premier poème : « Je ne crois pas au ciel comme séjour des bienheureux ».

Tracé du vivant : la secousse et, malgré l’aboutissement imparable, le cri de vivre enregistré sur un sismographe. L’inéluctable n’ayant plus à être prouvé, l’écoulement sera l’aiguillon de vivre. Les négations, « en force », semblent paradoxalement assurer la prise. Les interpellations, au corps, au soleil, sont multiples : autant de points d’appui, nulle douceur apparemment, le silence en perspective inscrite (les mots signent leur propre défaite), ils figurent entre les vers, espaces blancs, recul de la peur pour une perception accrue :

« La langue goûte
dans l’eau
une lune
en quartier blanc.

Silence.

Chasse royale au bonheur. »

Le mot « silence » résonne dans l’espace et rompt ainsi ce qu’il désigne, comme cette « musique sans un bruit / solitude sonore »1 que peut percevoir l’âme la nuit, selon Jean de la Croix.

Tracé du vivant s’organise en quatre parties constituées d’un nombre décroissant de poèmes : 18, 17, 16 et 13. Le compositeur Alain Bancquart, mari de Marie-Claire Bancquart, souligne l’importance du nombre 13 pour sa musique et sa richesse symbolique dans Musique : Habiter le temps2. Au total : 64 (soit 43) poèmes. Cette arithmétique du 4 estelle signifiante ? Peut-on rapprocher ce livre de l’équilibre des Quatre Incommensurables du Bouddhisme ?3 La symétrie du nombre appelle à la sérénité, mais elle est contrariée par l’inégalité du nombre de poèmes.

Comme le fait remarquer le musicien pour les titres des parties de ses Appels d’être, les quatre titres des sections forment un court poème donnant le sens du recueil :

« Toute minute est première
Le cri peut être tendre, aussi
En célébration du vivant
Au grand lit du monde »

Alain Bancquart a transformé en ce qu’il appelle des « musipoèmes » les deuxième et troisième sections du livre, sous le titre général d’Appels d’être. Pour les 17 poèmes de « Le cri peut être tendre, aussi », il a enregistré la voix de Marie-Claire Bancquart lisant tous les textes. La durée des sons vocaux se retrouve dans les rythmes musicaux de la partition. Le compositeur cherche la fusion du poème et de la musique. « De l’osmose entre le texte et sa traduction sonore émanait un objet commun qui devenait solide et fort, formant une trace de nous », écrit-il4.

Dans ce récit d’une appropriation, le pas foule un socle vierge où se découvre un chemin. Mot d’ordre : « prudemment », le temps est venu d’une approche patiente pour distinguer les éléments (« Chaque chose » / « Chaque vie »), « lentement ». Les adverbes déployés occupent le vers, mimant la prise progressive de l’espace. Une manière s’est imposée qui écarte la précipitation, le vers s’allonge tandis que l’attrait minuscule des animaux ou des insectes (chatte, chien, bourdon…) s’introduit dans le poème pour baigner celui qui contemple d’une douceur nourricière : « Leur vie, je ne la pénètre pas, mais je partage avec eux une place sur la terre, un instant très bref dans les millénaires. »

Jean-Christophe Bailly a évoqué cette « autre modalité de l’être » des animaux et la particularité de cet espace entre espèces : « cette limite-frontière entre l’homme et la bête, les animaux, sans effort, librement, n’ont jamais cessé de la rendre vacillante »5. « Instant[s] d’échange » silencieux avec le chien, « une patte avant sur nos mains », ou avec la chatte qui « offre sous les caresses un infini voyage » ; le monde se fait « un peu flou » à nos regards : « Chaque chose selon / son irruption dans une forme de la vie. » Les insectes, les oiseaux, tous les animaux sont « passager[s] du temps comme nous ».

La seconde voix, italique, introduite dans le poème, ne le casse pas, elle le prolonge et entérine une loi du temps éprouvée qui ouvre l’espace apaisé d’une perception minutieuse. Or, l’origine se répète dans l’instant, l’éternité rejoint le présent et les règnes se fondent :

« Instant d’échange
sève
sang
goutte d’eau. »

Perpétuer les rites, attendre et laisser entrer dans le poème les phrases longues de l’écoute comme réveiller la foudre et l’éclat au souvenir d’un visage serré :

« Ce fut. Très fortement. »

Le « je » est lui-même multiple, question. Il aspire à la profondeur, à l’infini, à l’éternel, mais se lie également à l’instant, à l’éphémère et à la surface. Il vacille parfois.

« Il y a du jeu
dans l’être d’une femme
qui caresse un livre mince
et pense à l’incertitude de la vie
tout en surveillant au miroir
la bonne tenue de son rouge à lèvres. »

« Du jeu » car, dans l’intervalle, entre deux aspirations, quelque chose bouge. Mais c’est aussi le « jeu » de la séduction et de l’amour. Pour la femme « mortelle et amoureuse », ce sont « deux manières d’aller en avant ». Ce recours fréquent de Marie-Claire Bancquart à la polysémie convient parfaitement aux « polyphonies »6 d’Alain Bancquart. L’intérieur de ce corps « qui caresse », lui-même à caresser, est invisible, comme inaccessible. On l’imagine labyrinthique, creusé de « souterrains » et de « grottes ». « Dissonante », au fond de soi, la douleur qui en vient empêche la diction douce et monocorde d’une « pastorale ».

« En célébration du vivant », troisième section, s’ouvre sur le terme « oscillation », autre forme du vacillement, celle qui manque à la photographie révélant précisément lieu et date : « tout est conforme et défectueux », alors qu’en hypotypose « le bras du mort se lève encore » vivant pour déposer « dans ton creux de main / la faim, les massacres / les après-guerres vindicatives ». Un répertoire de rites, une accumulation de sons discordants : Tracé du vivant garde dans ses vers la trace de cette cacophonie qui constitue notre propre existence en la reliant à celle des autres. Ce recueil polyphonique, livre héraut, porte les nouvelles minimes et vivantes contre l’assaut de la « boucle » du temps qui dit « non » en palindrome, rien ne sert de retourner ce mot.

« J’annonce qu’à l’automne
il ne faut pas ignorer les branches
qui jouent magnifiquement leur partition de cuivres »

En synesthésie de couleurs et de sons, les branches chanteront les saisons, le destin commun des hommes, le présent qui touche l’avenir, ces « rares moments / d’outre-gamme ».

La dernière section, « Au grand lit du monde », offre les mots d’un ami dans son premier poème et nous rappelle l’éphémère et fragile destin qui donne vie à l’ici. À la fin, le vivant se transforme. Comment se figurer cela ? « Par exemple, la métamorphose attire, celle de Daphné ou d’Actéon, pour le clin de seconde où l’on est encore de l’espèce humaine et déjà d’une autre, cerf ou laurier. Quel intervalle ! Celui où un poète rêve de se glisser. Comme celui où Orphée ne s’est pas retourné, va le faire.7 »

Cette notion d’intervalle, si importante dans les compositions d’Alain, qui utilise des microintervalles de hauteur, quarts et même seizièmes de tons, mais travaille aussi sur ceux de durée, est au cœur de la poésie de Marie-Claire, qui utilise les espaces vides de la page. Ce qui sépare les mots, les êtres, ces espaces où se construisent les relations et s’établissent les contacts sensoriels.

Se sachant fragment du monde, le poète peut ressentir l’harmonie lucrécienne avec le monde : « chien et loup, chèvre et merle / sont nos cousins ». La finitude n’est que partielle :

« Nous devenons fragments des dieux anciens envahis
par la chaleur d’amour,
taureau, centaure aux amantes humaines,
laurier au cœur battant qui recouvre Daphné,
tout ce qui mélange les souffles, donne une fête folle
dans le grand lit du monde, sans entrave.
 »

Les poèmes ici ne sont pas de simples traces d’une vie et d’un amour. Comme la partition reproduite en couverture, c’est un tracé à suivre pour cette célébration, cette fête sans entrave du vivant.

  1. Jean de la Croix, Nuit obscure / Cantique Spirituel, traduction de Jacques Ancet, Poésie/Gallimard, 1997, p. 63.
  2. Alain Bancquart, Musique : Habiter le temps, Symétrie, 2003, p. 59.
  3. Marie-Claire Bancquart dit son intérêt pour le bouddhisme dans cet entretien à la librairie Tschann : https://www.youtube.com/watch?v=WFCTdYGTD40.
  4. Alain Bancquart, Qui voyage le soir, Tschann Libraire, coll. « Inactuelles », 2010, p. 88.
  5. Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Bayard, 2016.
  6. « Ainsi l’évolution toujours plus nette des poèmes de Marie-Claire Bancquart dans la direction de la polysémie s’accompagne dans ma musique d’une attention toujours plus grande à tous les types de polyphonies. » (Alain Bancquart, Musique : Habiter le temps, p. 66).
  7. Marie-Claire Bancquart, Rituel d’emportement : Poèmes 1969-2001, Obsidiane & Le temps qu’il fait, 2002, p. 11.
Isabelle Lévesque

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