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Un jardin de poèmes

Livre-jardin, organisé : six parties, la première et la dernière ne comptent qu’un poème, trois pour chacune des autres parties. Nous voici dans un jardin (de poèmes) et le jardin est en nous. Pierre Chappuis place toujours ses lecteurs au cœur de ses paysages de mots. La « lumière » solaire de l’été y est « sourde », atténuée par l’ombre bleue des feuillages.
Pierre Chappuis
Dans la lumière sourde de ce jardin
(Corti)
Livre-jardin, organisé : six parties, la première et la dernière ne comptent qu’un poème, trois pour chacune des autres parties. Nous voici dans un jardin (de poèmes) et le jardin est en nous. Pierre Chappuis place toujours ses lecteurs au cœur de ses paysages de mots. La « lumière » solaire de l’été y est « sourde », atténuée par l’ombre bleue des feuillages.

Le premier poème nous introduit au cœur d’un chantier broyeur de montagne :

« Orgues, non : ressassement brut.

Gravier, cailloux, sable s’engouffrent dans l’oreille – hoquetant, leur tri à longueur de journée –, délestés par une machinerie géante, indifférente, indomptable. » 

On développe peu : rares expansions. « Ressassement brut », le texte est porté par des énumérations qui rendent compte du perçu. Le poète cherche le mot précis : deux synonymes à nuance sémantique variable ou deux verbes enchaînés pour deux actions presque simultanées, « bringuebale ; éructe ». Le point-virgule peut scier plus sûrement que la virgule et émanciper ces propositions minimales. Sons et mouvements sont associés en une chaîne descriptive séquencée. Les infinitifs passifs, « être secoué, véhiculé », n’éludent pas la question de l’origine des actions, « une machinerie géante, indifférente, indomptable ». Le rythme ternaire fréquent indique que quelque chose agit qui n’est pas de notre ressort. L’écriture ne se déploie pas, elle avance de précisions en reculs et rectifications (« Orgues, non »). Inventer serait dénier ce qui existe, alors on approche lentement, par des métaphores ou des comparaisons (« tel ce que crachent dans le vide plans inclinés et entonnoirs »). Une réalité s’exprime, avec l’approximation propre à la langue. Le rythme est entravé, ce qui pourrait se déployer s’interrompt, car rien n’est aisément déchiffrable : 

« Déversoir du temps qui, sans relâche, inintelligiblement, l’émiette. » 

L’adverbe, avec ses sept syllabes, étire la phrase, retarde l’arrivée du verbe qui sonne comme un nom, les miettes. La grande machine broyeuse de pierres ouvre le livre dans ce tintamarre du temps qui nous concasse. 

Ce qui afflue du monde ne se soumet pas à la syntaxe, c’est elle qui suit, se zèbre et vacille. Allitérations et assonances tissent un réseau qui sera rompu : « Obstinés pins noirs hostiles… », puis « été /serrés /regroupés ». La cassure des rythmes, ternaires ou binaires, découle de ce qui est regardé, les alignements d’arbres sont contrariés par la lumière insistante de l’été.

La « phrase » ne se borne pas aux attentes, elle tente de nommer l’entour, et le rythme binaire peut se doubler en une expansion de quatre adjectifs, « lointaine ou proche, étrangère, intime ». Lorsqu’elle « s’intensifie », c’est que le promeneur pénètre le chemin auditif qui s’offre à lui quand « le bruit des rames froisse l’eau ». Pareil mouvement se retrouve dans la phrase, qui peut aussi se faire minimale (néologisme frontal mimétique : « Immensimmensité »). La double barre oblique, encadrant les points de suspension (/…/) établit l’indicible en ponctuation caduque. C’est La Lugubre Gondole qui se fait entendre, musique funèbre écrite par Franz Liszt sous le coup de la prémonition de la mort de Richard Wagner. 

« Ténèbres.

Ombre glissant dans l’ombre (ombre encre le sillage, moindre renflement d’ombre), longuement jusqu’à perdre, de tout, connaissance. » 

Les tirets, les parenthèses, les italiques résistent au cours du poème, comme rochers au milieu de la rivière.

« Bloc de granit, blockhaus datant de l’autre guerre, sépulcre, engin de guerre aveugle à l’abandon. » Près du terme daté, « blockhaus », l’autre l’emporte vers un sens qui demeure, « sépulcre », temps du mythe initié. Il enferme les corps, les garde. Ou bien il porte l’innommé « trapu, massif », pétrification en cours de « l’un de nous » (titre d’un poème) mêlé à « l’écho de sa voix » ou de « nos propres voix », paralysant tout mouvement (toute parole restée là ne pouvant s’élever). La lumière, si fragile, « guirlande » immatérielle, ne peut percer ce qui n’est pas / ce qui est pourtant : 

« Forêt, soit catafalque dressé avant l’arrivée de la nuit. » 

Perception d’un espace en suspens qui se réduit imperceptiblement : par sa lumière vacillante ou persistante, par l’horizontalité d’un champ visuel qui peut se rompre ou la verticalité d’un assaut compromis. Les « bouleaux légers comme neige », apparus « dans un ciel neuf », à la dérobée, pénètrent le regard posé avant de disparaître, regard « oublieux », « poursuivant sans relâche sa reconnaissance ».

La formulation est proche du tintement parfois, avec des reprises de notes, de mots, ici en chiasme : 

« Si c’est froissement, frémissement, c’est. » 

Un ordre syntaxique bouleversé retient du paysage l’impression auditive, musicale. Les allitérations en [s] se multiplient sur la page (24), relayées par le [r] : sons sifflant, ronronnant, qui s’effacent puis disparaissent comme l’impression qui les fit naître. Éternité transcrite d’un instant qui se reproduit sans cesse comme sa disparition aussitôt suscitée. 

Une note répétée creuse l’espace. Dans un entretien, Giacinto Scelsi, qui a composé des œuvres sur une seule note, en utilisant quarts et même huitièmes de ton, expliquait : « C’est en jouant longtemps une note qu’elle devient grande. […] elle grandit en dedans. Le son vous enveloppe. […] on découvre un univers entier avec des harmoniques que l’on n’entend jamais. […] On nage à l’intérieur »[i]. Comme le compositeur italien, Pierre Chappuis utilise toutes les ressources mélodiques, rythmiques et harmoniques de son instrument, du grincement jusqu’au chant. 

Dans la quatrième partie, « Torrent, cette foule » génère « tonnerre ; tourment » et les verbes associés, « bondit », « s’aplatit », « retombe », « rebondit », témoignent d’une énergie inépuisable. Une « stèle » se dresse au milieu de ce flux. Jacquemart, issu d’un conte oublié, paraît à son heure, « rouillé (tas de ferraille, tas d’os) », silhouette fantôme d’un temps restreint qui le réduit. 

« (qui tu hantes) » ou « (qui tu es) », le verbe « hanter »[ii]prolonge la vision fantastique d’un pantin qui erre parmi les hommes, portant un « temps pétrifié », alors que la morale de La Fontaine, partiellement citée (« plus que force ni que rage »), traduit elle aussi la permanence du mouvement de l’eau « rongeuse de la pierre », source d’une parole claire pourtant dans son « ressassement ». Reprise du proverbe cité, nié, car la négation épouse ces mouvements du torrent qui use, change les pierres. Identité instable : 

« Roche à n’en plus finir, rugueuse, ici et là rongée, pourrie. » 

Ce qui reste diffère de ce qui fut (encore soi ?). L’analogie est établie entre la pierre et le visage (rides-balafres-orbites), son animale apparence même, « (…groin ou visage boursouflé…) », parenthèses de la réduction ou de l’amoindrissement. « Balafres » et « palabres » se répondent alors que le poète établit la brouille constante des repères. Les confusions sonores paronymiques suivent cette même pente. 

Le poète travaille sur le motif et guette la moindre altération (survie ?) de ce qui l’entoure. Parfois : rien. 

« Vain aura été ce matin le retour sur les lieux mêmes : nul ajustement ou réajustement, nulle vérification dont espérer tirer parti séance tenante » 

Le poète creuseur de cette langue enfouie, retournée, relève les courbes du relief, l’inclinaison d’une branche, l’apparition d’un rayon lumineux. Ce jour-là, « bredouille ». Chaque état du paysage est lié au temps linéaire du jour ou cyclique des saisons. Le poète, « (rabâcheur d’abécédaire) », compose un paysage dans sa netteté, insatiable désir « dans le bien-être d’un monde se déclinant au féminin ». 

Le dernier poème a donné son titre au recueil. Le jardin, c’est celui des Lauves, près d’Aix-en-Provence, jardin de Paul Cézanne. Le peintre affirmait vouloir peindre jusqu’au bout. C’est là qu’il est mort, en plein travail – portrait à l’aquarelle de son jardinier Vallier. Portrait qui semble un autoportrait. Ombres bleues diffuses, taches de lumière. Le personnage se fond dans le jardin. « Tant homme que pierre, sol, que frondaison, faisant un. » 

Une « percée » de lumière, l’homme est pris dans ce qu’il regarde et habite, le peintre et le poète nous placent au cœur de l’« effacement ».

 

[i]  Giacinto Scelsi, Les anges sont ailleurs…, Actes Sud, 2006, p. 77.

[ii]Voir le début de Nadja d’André Breton, qui commente ainsi ce verbe dans le proverbe « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » : « Il dit beaucoup plus qu’il ne veut dire, il me fait jouer le rôle d’un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis. » (Œuvres complètes, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 647).

Isabelle Lévesque

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