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Des poèmes lucioles

Le titre, Au nord du futur, mêlant étrangement l’espace et le temps, semble indiquer une direction. Il annonce, promet peut-être. Empruntés à Paul Celan, ces mots peuvent aussi évoquer le monde des Ombres des anciennes mythologies.
Christophe Manon
Au nord du futur
(Nous)
Le titre, Au nord du futur, mêlant étrangement l’espace et le temps, semble indiquer une direction. Il annonce, promet peut-être. Empruntés à Paul Celan, ces mots peuvent aussi évoquer le monde des Ombres des anciennes mythologies.

Si ce livre est organisé très classiquement, il se distingue d’abord par l’association d’une très grande cohérence de l’ensemble et d’une totale diversité des formes utilisées pour ses trois parties. 

La première comprend vingt-cinq poèmes en vers non mesurés. Comme pour beaucoup de poèmes de Paul Celan, les premiers mots en capitales semblent des titres, parfois anaphoriques : « NOUS N’ÉTIONS RIEN ». Ce « Nous » qui ouvre le poème place le recueil sous le signe de la fraternité. On pense au Testament1 de François Villon et à sa « Ballade des pendus » : « Frères humains qui après nous vivez ». Bientôt viendront les « squelettes / pendus » et le « gibet ». Le « nous » fraternel de Christophe Manon (et de son éditeur) englobe les vivants et les morts. 

Les premières pages sont bien ancrées, « les neiges écarlates » (« neiges d’antan », mais pas seulement) désaxent cependant la réalité, et les comparaisons hypothétiques en refrain, « comme si », allègent les certitudes. Variable, la machinerie poétique chercheuse, en proie au doute qui fonde le projet : le déroute. On rapproche bien des mots, « les murs les muscles », quelque chose qui tiendrait le vers chamboulé, « les syllabes », mais ça ripe, le froid gagne l’intérieur du corps vertébré à la « lumière soudain branlante ». Le début était certain, plus que rassurant.

« nous avions
appris nos douleurs par cœur nos silhouettes tournaient tournaient »

Le ressassement menait sa ronde. Pourquoi a-t-il « fallu plier l’échine » ?

Telle est la première partie éponyme du livre qui rassemble notre histoire au sortir d’un siècle sanglant.

Au commencement, des rites ? « Nos gestes étaient de pierre », cela tenait alors. L’indétermination du temps, alternance entre l’imparfait et un présent déstabilisé, sape la chronologie, fragmente la perception, entre projections et retours vers un passé parfois mythique, mais aussi plus récent, souvent fait de fracas et de guerres, et de luttes pour la justice et la paix. Le cycle est rompu d’un processus évolutif et la lumière dissone. Qu’est-ce qui s’est perdu ?

« NOUS N’ÉTIONS RIEN glissant
Au-dessus des cimetières parcourant la planète et son disque électrique métal silex sa face soudain
changée soudain mouvement nous étions
mobilité circulation vitesse et néons »

Propulsion : les mots se cherchent et se frottent, ils appellent d’autres nuances pour l’impossible à cerner. On ne peut freiner ce qui dérape. Le poème se nourrit des échecs et replis, de ces annexes aux avancées (les reculs). Monde angoissant, « traquer / revolver au poing les fossoyeurs du visible », monde en guerre où jouer sa survie « entre / silence et discours ». Torsion du temps révulsé, cette épopée révèle les forces imparables d’une lutte terrible où « les soleils décapités » dévoilent la démesure exorbitée du massacre qui n’épargne aucune forme de vie et nous fait entendre « le cri fermé dans les mâchoires déchiquetées des poissons ». Rien n’est léger sur le territoire mortifère des hommes. Les mots/signes/sons qui prolifèrent résisteront-ils plus longtemps que ce « portrait de sang sur la neige » ? Comment lire autrement qu’en ahanant et qu’en perdant le souffle ?

« NOUS N’ÉTIONS RIEN c’était
il y a longtemps nous gardions chaque os
pour l’avenir faisions
métier d’ignorance »

Les forces qui s’affrontent font du poème et de la langue le théâtre universel de combats effroyables où « nous » sommes depuis et pour toujours « ARMÉS D’UNE JUSTE COLÈRE ».

« il ne restait que quelques consonnes des sédiments narratifs limons essaim de formes surfaces
effacées et nous inéluctables inouïs cherchant dans la trame des
siècles un avenir »

Dans le vers arraché au silence, où la syntaxe peut claudiquer autant que progresser, se joue une parole qui a perdu pour s’élever un espace vierge et triomphant. Souillé par ce qui fut arraché (jusqu’à ce que mort s’ensuive), l’espace réduit du poème est le terrain d’une révolte absolue :

« nous cherchons une vérité à hauteur d’homme une
pensée dangereuse et transformatrice du réel il nous faut
tout inventer »

Inventer et disparaître se confondent, et tendent vers l’hypothétique construction ou réparation d’une cité pour que « ce qui a été rendu visible ne soit pas / effacé et qu’il ne reste pas / de mots sans sépulture ». L’écriture lutte contre l’oubli des « mots » et des « baisers », comme de la cité fraternelle de nos rêves.

La deuxième section du livre, « au milieu de la nuit, le jour », est composée de neuf poèmes écrits dans une prose poétique, ou plutôt de versets. Comme pour les paragraphes du livre précédent de Christophe Manon, Extrêmes et lumineux2, les divisions entre les textes se placent au milieu des phrases. Un poème peut ainsi commencer par une virgule. C’est un flot, un flux de mots qui passent et qui parfois dévient, se heurtent, comme font les atomes de Lucrèce.

Des enjambements coupent le souffle, interrompent l’élan :

« ce que chacun voit et cependant ne dit 
pas, la langue a l’aura lapidaire de qui sait son
destin 
» 

Le pas coupé ou l’herbe raréfiée de la gambade, le caractère des vers de la première section est complété, contrarié par ce rythme cassé. Alternent le volet déçu d’une quête sans graal menée à l’aune de récits dépassés et la relance impuissante par un amour jamais abouti. Rien ne peut, au bout du compte (pas un compte rond, un chiffre en deux brisé). « Il suffit » se répand, se répète, se dément. L’arrêt du texte sur un déterminant, sur un verbe dont on attend le complément ou un pronom au verbe repoussé figure ces manquements, ce ratage permanent d’une civilisation incapable de répondre à l’individu comme à la collectivité. Dés pipés : vacillement pour assise. Tout se renverse en lisant : « s’éparpillant », des « monticules », autant d’îlots isolés, morcelés, fragments d’une langue à son comble. « Quoi que, toutefois ». Il manque, c’est criant. Errance vers les blancs du texte qui reflue. Bascule envisagée. Suite de raisonnements clos en bas de page sur des locutions adverbiales que la page suivante complète sans apporter de réponse. 

Tout comme dans la première partie, les citations sont nombreuses. Toutes ces voix sont celles du « nous » initial. Les auteurs, disparus ou en vie, participent à ce dialogue voulu sans fin qui permet de tenter d’échapper à l’enfermement dans un présent qui pourrait être désespérant. L’écriture lutte contre l’oubli qui est par lui-même extermination. Elle porte ici les voix de Hölderlin, Baudelaire, Tardieu, Derrida, Benjamin, Pierre Ménard et bien d’autres. Leurs mots sont des lueurs dans la nuit. 

La troisième section du recueil, « cela », présente des poèmes qui semblent des nuages de lucioles. Les mots répartis sur la page et répétés en gris clair semblent en voie d’extinction. Georges Didi-Huberman nous incitait, « dans la brèche ouverte entre le passé et le futur », à « devenir des lucioles », à « dire oui dans la nuit traversée de lueurs » et à « ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle »3. Christophe Manon nous fait mesurer « le chemin parcouru / et celui / qu’ / il reste à parcourir ». La voix s’étrangle, l’œuvre s’achève sur des « cendres », mais les poèmes lucioles de ce livre n’ont pas fini de luire parmi les rêves morts. 

1. Dans l’un de ses récents recueils, Christophe Manon a adapté l’œuvre de Villon à notre temps d’une façon très personnelle : Testament (d’après François Villon), Léo Scheer, 2011.
2. Christophe Manon, Extrêmes et lumineux, Verdier, 2015.
3. Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Minuit, 2009.

Isabelle Lévesque

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