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De l’avidité en politique et en général et de ce qu’elle peut apprendre du/au psychanalyste

Article publié dans le n°1172 (01 mai 2017) de Quinzaines

L’avidité en politique est déjà sanctionnée ; mais est-elle comprise ?
L’avidité en politique est déjà sanctionnée ; mais est-elle comprise ?

On peut prendre le parti de dire que c’est « immoral », que c’est un « vice ». Et on cherchera, une fois encore, à « moraliser » la vie politique. Peut-être produirat-on une loi à cet effet. En oubliant que toutes les dispositions nécessaires existent depuis 1789, même si leur mise en œuvre est rétive, restreinte (immunité totale du chef de l’État, immunité partielle des parlementaires), et suscite de vives oppositions. « Art. 15. La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789). « La société » à l’époque signifiait « l’ensemble des citoyens ».

Si cet article 15 est régulièrement oublié, c’est peut-être parce que l’avidité des politiques est soit difficile à combattre, soit jugée « normale » sinon « bonne ». Car l’avidité ordinaire, celle d’un quidam (vous et moi), est peut-être nuisible, à lui et à d’autres qu’il vampirise, mais elle reste dans la sphère privée. L’avidité du capitaliste n’a rien d’automatique, car celui qui réinvestit dans son entreprise ou des biens privés ou publics n’est pas avide et peut même être généreux, au sens strict, car il génère de nouveaux biens. Et même lorsqu’il est avide, on peut tolérer ce « vice » s’il contribue à accroitre la qualité des biens. En revanche, l’avidité de l’homme politique est intolérable, car sa fonction est de veiller au bien commun, à l’intérêt général. Il a été élu pour cela, et il trahit ses électeurs, et les citoyens en général, lorsqu’il détourne le bien public à des fins privées.

La question devient alors : comment se fait-il que, malgré son exposition publique, malgré l’appel à la modération que constitue sa charge ou son mandat, malgré les autres satisfactions qu’il éprouve (être en vue, disposer d’un pouvoir important, jouir d’une sorte de majesté, profiter de bien des avantages matériels), il en veut plus, de manière illicite voire illégale (abus de biens sociaux, escroquerie, détournement de fonds publics) ?

L’avidité déguisée en intérêt et déniée par les économistes

Tournons-nous vers la psychanalyse et précisément vers Donald Winnicott, lorsqu’il parle de l’exercice de la pensée, notamment économique : « Le problème est que les penseurs ont toujours des plans qui ont l’air formidables. Toute fissure qui apparaît est colmatée par un peu plus de réflexion, plus brillante encore et, en fin de compte, le chef-d'œuvre de construction rationnelle s'effondre à cause d’un petit détail comme l'AVIDITÉ dont on n'avait pas tenu compte. […] Mais pour quelqu'un qui, par son travail, se trouve constamment en contact avec l'inconscient, l'économie apparaît comme une science de l'avidité dont toute mention d'avidité serait bannie. […] Une économie saine devrait, selon moi, reconnaître l'existence et la valeur (comme le danger) de l'Avidité collective et personnelle et tenter de l'exploiter. Dans une économie malsaine, au contraire, l'Avidité ne se manifeste que chez certains individus ou bandes d'individus malades : on dit alors que ces individus doivent être exterminés ou enfermés et l’on bâtit tout sur ce principe. Le principe étant faux, une bonne partie de l'économie intelligente n'est qu'intelligente : autrement dit, c'est très amusant à lire mais dangereux de s'en servir pour planifier1 ».

Winnicott ne dit pas que toute conduite économique est avide, mais que la science économique est une théorisation (et une justification) de l’avidité. Il anticipe la réflexion d’Albert Hirschman, qui montrera, dans un livre paru en France en 1980 (Les Passions et les Intérêts, Puf), que l’appât du gain – un vice jusqu’alors condamné par l’Église – est devenu l’intérêt, encensé par la bourgeoisie montante du XVIIIe siècle. Le véritable mal n’est donc pas l’avidité, mais sa culture, sa prééminence, sa sacralisation. En d’autres termes, Winnicott, Hirschman et d’autres ne s’opposent pas à l’idée freudienne selon laquelle l’avidité est une « pulsion » primaire, inévitable, liée au besoin de nourriture (y compris psychique – oralité) et au besoin d’expulsion/rétention (analité). Mais ils ne la soutiennent pas. Et encore moins l’idée de Melanie Klein, excessive : « L'avidité est la marque d'un désir impérieux et insatiable, qui va à la fois au-delà de ce dont le sujet a besoin et au-delà de ce que l'objet peut ou veut lui accorder. Au niveau de l'inconscient, l'avidité cherche essentiellement à vider, à épuiser ou à dévorer le sein maternel ; c'est dire que son but est l’introjection destructrice. » (Cité par Gilberte Gensel, « Lettre ouverte à DWW, The liberal », Penser/Rêver n° 16)

Avidité primitive, expulsions, destructions

Avant d’aller plus loin quant à la nature de l’avidité, il me paraît utile d’en invoquer d’autres formes que celle des délits personnels de tel ou tel dirigeant politique. Et de changer d’échelle. Pour ce faire, je vais puiser dans le livre de Saskia Sassen, Expulsions : Brutalité et complexité dans l’économie globale (Gallimard, 2016). Dans ce livre remarquable – et peutêtre sans précédent –, l’auteure rapproche des « cas » habituellement séparés : les migrations forcées et l’accueil très réservé fait aux migrants (parfois tenus pour responsables de leurs malheurs), les pertes de droits sociaux, les incarcérations massives (la prison privatisée rapporte gros), le chômage de masse, les suicides de petits commerçants et artisans, l’accroissement vertigineux des dettes des particuliers et des États, la stérilisation des sols et sous-sols suite aux travaux miniers, l’acquisition de terres par des États dans d’autres États (2 millions de km2 entre 2006 et 2011, quatre fois la superficie de la France) provoquant l’expulsion des villageois et la destruction de la biodiversité, l’expulsion de millions de ménages endettés de leur logement, la prolifération des déchets industriels toxiques, la contamination des sols par des métaux lourds, les accidents nucléaires et leurs séquelles à long terme, la privatisation de l’eau et le coût exorbitant de sa purification, etc.

Tout cela, pour l’auteure, fait « système », un système de prédation qui dépasse les individus, les populations particulières et même certains États (dépossédés d’eux-mêmes) pour devenir une logique d’expulsion alors que celle du capitalisme et du communisme était une logique d’intégration. La liste et la variété des cas traités, très solidement documentés, est impressionnante : on tient en main un abrégé de l’avidité sous toutes ses formes. Avidité que Saskia Sassen mesure aux écarts croissants de revenus, de patrimoines, de rentes… au détriment des pauvres (parmi lesquels elle compte la plupart des États, eux-mêmes spoliés par les baisses d’impôts et l’évasion fiscale). On peut contester à l’auteure l’idée de prédation, car les prédateurs limitent leurs prises pour ne pas être privés plus tard de leur nourriture. Elle parle de « simplicité brutale », et reconnaît que cela vient de tendances « profondes et inconnues » (pp. 17-18). Ce serait pour elle un retour à une accumulation primitive, utilisant des outils très raffinés pour des fins très simples : éliminer les expulsés (pauvres, migrants, etc.), autrement dit « une sorte de version économique de la purification ethnique, dans laquelle les éléments considérés dangereux sont traités par simple élimination » (p. 56). Grâce à cette expulsion/ élimination, l’économie mondiale semble prospérer, malgré quelques crises passagères. Ce qui est dangereusement faux.

Nous sommes au-delà de l’accroissement des inégalités économiques et de la concentration extrême des patrimoines, telles que les a repérées avec ténacité et justesse Thomas Piketty (Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013), car il est question de morbidité et de mortalité massives provoquées par les actes criminels dont les auteurs sont parfois insaisissables. « Trop de citoyens et une trop grande partie de la biosphère sont exploités et surexploités sans la moindre considération de leur santé ou de leur prospérité. » (p. 280) Saskia Sassen finit par déclarer que le capitalisme actuel est ainsi caractérisé : « la complexité et le progrès technique servent des causes d’une simplicité brutale » (p. 288).

Pourquoi en reviendrions-nous à une « accumulation primitive » d’une telle brutalité
– depuis 1980, les exactions économiques tuent, spolient et détruisent bien plus que les guerres –, dont la moindre réflexion montre qu’elle est autodestructrice à l’échelle de l’espèce humaine ? À moins que les riches avides réalisent enfin l’« extinction du paupérisme » en supprimant tous les pauvres et en les remplaçant par des robots ? L’avidité cacherait-elle – et ignorerait-elle – qu’elle est au service d’une pulsion plus profonde : le désir persistant d’une race supérieure (cette fois-ci sélectionnée par la puissance financière et non par le sang et la terre), d’une humanité parfaite ? L’avidité sans limite et le transhumanisme auraient-ils les mêmes racines ?

Une forme fruste de l’amour ?

Revenons à Winnicott, lorsqu’il écrit : « si nous estimons à sa juste valeur l'avidité qui préside aux affaires humaines, nous découvrirons bien autre chose que l'avidité ; nous verrons que celle-ci est la forme primitive de l'amour ». (« À propos des objectifs de la guerre », 1940, cité par Gilberte Gensel, loc. cit.) Une forme primitive de l’amour ? Qu’est-ce à dire ? Il ne s’agit sûrement pas du narcissisme primaire (Freud) ou d’un amour/ haine primitif (Klein) mais peut-être d’une crispation sur l’objet de l’amour, sourde, aveugle et quasi insensible qui ne sait que réclamer, se cramponner, s’attacher sans être capable de se déprendre, de donner, de partager ? En ce cas, ne résulte-t-elle pas de l’absence d'une « mère suffisamment bonne » (pour reprendre les termes de Winnicott) ? Si c'est le cas, Il n'est guère vraisemblable que cette absence touche toute l'humanité. Et de fait nous constatons que tout le monde n'est pas avide et que beaucoup ne le sont que dans certaines circonstances. Risquons une hypothèse : et si l'avidité résultait de plusieurs générations affamées, décimées, massacrées, dont une partie des fils sont morts à la guerre, dont une partie des femmes ont été constamment maltraitées ou violées ? Tout cela équivaudrait, sur le plan des populations, à l'absence de cette mère (patrie, village, religion, peuple) « suffisamment bonne ». L'avidité en ce cas aurait pour cause, sinon ultime du moins profonde, le désir effréné de se mettre à l'abri des plus grands dangers. Le fait est que les « expulseurs » parviennent à s'abriter dans des citadelles, souvent au cœur de très grandes villes (Dubaï, Paris, Londres, Shanghai, New York). D'où l'extrême difficulté de s’affranchir de cette malfaisance : Il faudrait que massivement les populations sortent de leur angoisse de l'absence ou de l'abandon pour que les « prédateurs », possédants, profiteurs, se sentent eux-mêmes suffisamment en sécurité pour cesser d'accumuler, de spolier et d'expulser.

Auquel cas nous pourrions donner raison plutôt à John Maynard Keynes qu’à Freud et à Winnicott, lorsqu'il écrit : « Quand l'accumulation de richesses aura perdu sa forte importance sociale, on verra se modifier sensiblement le code moral. Nous pourrons nous débarrasser de nombre des principes pseudo-moraux qui nous ont hantés depuis deux cents ans et en fonction desquels nous avons érigé en vertus supérieures quelquesuns des penchants humains les plus déplaisants. Nous serons capables d'oser estimer à sa juste valeur le motif de l'argent. L'amour de la possession de l'argent, à distinguer du moyen d'accéder à ce que la vie a de réjouissant et de réel, sera reconnu pour ce qu'il est : un penchant plutôt morbide, l'une de ces inclinations vaguement criminelles, semi-pathologiques qu'avec un frisson on remet entre les mains de spécialistes de la maladie mentale. » (Essai de persuasion, 1931, traduit par H. Jacoby, Gallimard, 1933, traduction modifiée par Michel Gribinski, « Glossaire de l'avidité. Reflets », Penser/ Rêver n° 16)

À ceci près qu’il faudrait pour cela que l’humanité soit devenue « suffisamment bonne » envers elle-même, disposition qu’elle a beaucoup de mal à développer, en dépit des conseils de certains philosophes et de certains psychanalystes. En tout cas, c’est plus du côté des relations que des pulsions qu’il faut chercher les causes ultimes.

1. « La pensée et l’inconscient », in Liberal Magazine, 1945. Cité dans le n° 16 de Penser/Rêver, automne 2009, Un petit détail comme l'avidité, L’Olivier. 

Michel Juffé

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