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PAR DOMINIQUE MAZÉAS ET BERNARD GOLSE 

Si l’on peut regretter que sur certains sujets de société les apports de la psychanalyse soient parfois utilisés pour étayer des prises de position ou formuler des interprétations à l’emporte-pièce, il parait plus inquiétant encore – dangereux – que les institutions politiques soient mises au service d’une tentative de proscrire officiellement les travaux psychanalytiques.

Le 8 décembre 2016, une proposition de résolution visant à rendre opposables les recommandations de bonne pratique de la Haute Autorité de Santé (HAS) concernant l’autisme a été étudiée en séance parlementaire. Dans l’argumentaire de cette proposition cosignée en première intention par 94 députés, la psychanalyse était associée à des pratiques dites « maltraitantes » et « non validées scientifiquement ». L’objectif explicite était d’obliger la Fédération Française de Psychiatrie à faire interdire « sans réserve et officiellement » la psychanalyse au profit des approches développementales et comportementales décrites comme seules « recommandées » par la Haute Autorité de Santé. L’annonce de l’examen de ce texte a mobilisé des associations de parents et des associations de professionnels. Elles ont réagi par des lettres ouvertes et le lancement de pétitions largement suivies pour défendre la liberté du choix des thérapeutiques ainsi que la liberté de prescription des médecins contre l’instauration d’une science d’État. À l’issue d’un débat souvent animé, la proposition de résolution a été rejetée par une très large majorité. Cet épisode ouvre plus de questions fondamentales qu’il n’en clôt.

Au-delà du conflit sur l’apport de la psychanalyse, l’interrogation principale soulevée par cette résolution réside dans la volonté de rendre juridiquement contraignantes des « recommandations » de la HAS concernant la prise en charge de l’autisme. Quels arguments et quelles circonstances sociétales peuvent-ils conduire à un projet d’ingérence de la part du politique dans le contenu du soin et de l’expertise médicale ? Ces questions sont d’autant plus préoccupantes qu’il n’existe aucun consensus et aucune solution générale quant à la prise en charge de l’autisme. L’intrusion dans la liberté de choix de prescription entraîne de facto la remise en cause d’une médecine éthique et de qualité, toutes disciplines confondues. Les médecins ont l'obligation déontologique de prescrire le meilleur traitement possible en tenant compte de l'état de la science. Les recommandations de la HAS sont des éléments parmi d'autres pour proposer à chaque patient une solution individualisée en phase avec les avancées scientifiques. Les rendre opposables remettrait en cause le principe même de la liberté de prescription qui est au cœur de notre système de santé. L’avenir et la qualité du soin s’en trouveraient fragilisés. Les libertés fondamentales et notamment la liberté de pensée et d’expression seraient dans le même temps menacées. Quel avenir serait réservé à l’esprit scientifique, qui repose sur le doute et la remise en question, si une pensée était politiquement imposée à une association de professionnels ?

Concernant les arguments avancés, prenons garde en premier lieu au pouvoir délétère des approximations sémantiques. La HAS, en effet, considère l’approche psychanalytique comme « non consensuelle » en raison d’un nombre insuffisant de retours d’expériences et d’études. Elle encourage néanmoins à poursuivre les recherches pour avancer dans la connaissance de l’autisme. Utiliser dans un texte politique les termes de pratique « non recommandée » à la place de « non consensuelle » entraîne une lourde conséquence, celle d’inciter à renoncer à tout un pan de la recherche actuelle, en l’occurrence la recherche psychanalytique. Si la science progresse et si la conception d’une origine biologique incluant l’intervention de facteurs environnementaux est partagée par le plus grand nombre, la connaissance de l’autisme reste limitée et incomplète. Ne faudrait-il pas plutôt renforcer une recherche libre et variée ? Quel motif serait suffisamment fort pour imposer un arrêt de la recherche en psychanalyse ?

L’argument le plus souvent cité est celui de l’entretien de pratiques vieilles de soixantedix ans. Cet autre âge est régulièrement associé en matière d’autisme à celui de la culpabilisation des parents. Si cette culpabilisation a pu avoir lieu et s’il en existe parfois quelques survivances, est-ce pour autant un parti pris en lui-même psychanalytique ? La réponse est non et pour plusieurs raisons. Les fondements théoriques de la psychanalyse résident dans un dégagement des conceptions déterministes pour soutenir l’originalité de chaque construction subjective. Ses avancées les plus récentes ont vu son champ de préoccupations s’élargir à l’étude des modalités de construction de l’intersubjectivité précoce : des différentes formes, parfois inhabituelles, que peut prendre le lien à l’autre. Dans une complémentarité avec les neurosciences, la psychologie du développement ou encore la génétique, la psychanalyse contribue ainsi à la compréhension des aléas de la construction du lien et de ses modalités de restauration s’il est en souffrance, quelle qu’en soit la cause. Elle est un moyen irremplaçable pour atténuer la souffrance psychique des personnes autistes qui traversent parfois des angoisses redoutables et ne souffrent pas seulement de se sentir différents ; elle aide à desserrer l’étau de leurs mécanismes de défense qui compromettent le développement et/ou l’exploitation de leurs compétences cognitives. Des cadres d’action dépassés sont sans doute encore proposés aux enfants autistes ici ou là mais ceci ne peut être mis au compte de la psychanalyse dans son ensemble.

Le risque de dérives liberticides s’inscrit dans un contexte sociétal prêt à évacuer la complexité, avec une recherche de réponses soi-disant immédiates et rentables ; Peutêtre avons-nous d’ailleurs à penser plus finement combien ce risque augmente quand le domaine concerné génère une plus grande souffrance. Si nous cernons de mieux en mieux l’autisme, le système français de santé et de protection sociale en ce qui concerne la prise en charge du handicap est en échec. Certes les professionnels y ont leur part avec un refus d’évoluer pour certains et pour d’autres un combat d’arrière-garde entre les différentes approches, mais cet échec repose avant tout sur une action trop limitée des pouvoirs publics dans la politique du handicap et de la santé mentale. Les gouvernements et parlements successifs n’ont pas permis à la France de se doter d’une politique du handicap digne de ce nom et de ses citoyens les plus fragiles. Les différents « plans autisme » sont insuffisants : les moyens font cruellement défaut à la recherche, les places sont peu nombreuses dans les établissements spécialisés, et l’insertion scolaire et professionnelle est grandement défaillante ; les professionnels manquent aussi de crédits et de temps pour leur formation. Ce manque de moyens occasionne de la souffrance, celle des familles qui est à prendre en compte en priorité et celle des professionnels qui ne peuvent pas proposer ce qu’ils estiment pourtant nécessaire. Ce constat amène à poursuivre la mobilisation auprès des pouvoirs publics même si, pour emprunter un terme analytique, la prise en compte du principe de réalité conduit aussi à penser une nécessaire évolution des systèmes de prise en charge. Mais pourquoi une évolution impliquerait-elle une globalisation de l’offre de soin et une évacuation de sa diversité ? Promouvoir des solutions codifiées et de série, sans adaptation à chaque individu, c’est organiser l’échec de la médecine et nier la liberté de choix des patients et des familles, la liberté des soignants et la liberté des chercheurs.

Préserver cette liberté est un défi individuel et collectif. L’expérience clinique nous rappelle souvent qu’au sein d’un groupe, familial ou institutionnel, plus la souffrance est grande, plus les réactions défensives qu’elle occasionne entraînent un risque de confusion des places et des rôles de chacun. Au niveau sociétal, la question de l’autisme nous invite à la vigilance. La préservation des libertés n’impliquerait-elle pas que chacun conserve sa place ? Au politique le devoir de réserve qui laisse à chacun l’espace pour s’exprimer, aux professionnels la rigueur et la qualité de leurs propositions, aux familles la possibilité de choisir ce qui leur convient. Autrement dit encore, l’État ne devrait se consacrer qu’à la mise en place des contenants d’action des professionnels, lesquels doivent rester maîtres de leurs contenus d’action, par essence évolutifs avec le temps.

L’enjeu paraît simple mais l’est-il réellement ?

Dominique Mazéas est psychologue clinicienne en CMP pour enfants / Docteur en psychopathologie et psychanalyse / Chargée d’enseignement à l’Université Denis-Diderot (Paris 7) / membre de la CIPPA (Coordination Internationale entre Psychothérapeutes Psychanalystes s'occupant de personnes avec Autisme et membres associés).

Bernard Golse est pédopsychiatre-Psychanalyste (Membre de l’Association Psychanalytique de France) / Chef du service de Pédopsychiatrie de l'Hôpital Necker-Enfants Malades (Paris) / Professeur de Psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'Université René Descartes (Paris 5) / Inserm, U669, Paris, France / Membre du Conseil Scientifique de la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent et des Disciplines alliées (SFPEADA) / Président de l’Association Européenne de Psychopathologie de l’Enfant et de l’Adolescent (AEPEA) / Président de la CIPPA (Coordination Internationale entre Psychothérapeutes Psychanalystes s'occupant de personnes avec Autisme et membres associés)