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La psychanalyse, un antidote à l’idolâtrie politique ?

Article publié dans le n°1172 (01 mai 2017) de Quinzaines

Commençons par le commencement : si l’on veut s’attaquer à l’idolâtrie des autres, et notamment des politiques et de leurs porte-parole, il vaut mieux commencer par connaître la sienne.
Commençons par le commencement : si l’on veut s’attaquer à l’idolâtrie des autres, et notamment des politiques et de leurs porte-parole, il vaut mieux commencer par connaître la sienne.

Balayer devant sa porte

L’idolâtrie envers Freud ou Lacan offre des traits caractéristiques :

- La parole du maître est une référence obligatoire ; quel que soit le sujet dont on parle, il convient de la rapporter avec révérence, quitte à la contester (un petit peu) ; mieux, elle peut être posée en surplomb de toute autre explication de la nature humaine ; par exemple, Lacan aurait tout dit sur… la religion, le désir, la femme, etc.

- S’il est possible d’avancer plus loin que les thèses du maître, ce ne peut être que dans ses pas, et sur des questions marginales ou connexes ; il se révèle d’ailleurs que ce sont des applications et non de nouvelles théorisations : les prétentions de Winnicott, de Bion, de Balint, de Nicolas Abraham et Maria Torok, par exemple, sont ramenées à leurs justes proportions d’intéressantes trouvailles ou variantes.

- Contester les thèses du maître n’est pas un exercice scientifique, mais une hérésie ou un parjure, et ne saurait relever d’une discussion normale ; le maître a pu se tromper, parfois, mais sur des choses tout à fait secondaires ; en réalité, sa pensée est difficile à saisir et généralement c’est le lecteur ou le commentateur qui est soupçonné de n’avoir pas bien compris, par bêtise ou par malveillance.

- Plus largement, le manteau (la gloire, dans la Bible et dans la Kabbale) du maître couvre ses disciples et les protège, des autres et d’eux-mêmes ; sa splendeur les illumine et leur donne une force extraordinaire : celle d’être sûrs de leur savoir, qu’ils tirent directement de leur affiliation au maître.

Heureusement, tous les psychanalystes n’en sont pas là : beaucoup se fient à leurs pratiques, à leurs patients notamment, s’ouvrent aux sciences humaines et à l’écologie, voire aux neurosciences.

Le culte des héros et des prophètes

L’idolâtrie s’adresse donc à des personnes et à des œuvres (textes, discours, images, etc.). En politique, nous aurons le sauveur, le héros et le visionnaire et très rarement les trois en une seule personne : Siddhârta Gautama, Jésus, Muhammad. Le plus souvent, l’idolâtrie est partagée entre des doctrinaires et des prophètes d’un côté (Rousseau, Marx, Hugo, Nietzsche, Sartre, Foucault) et des sauveurs de l’autre (en France : Jaurès, Blum, De Gaulle, Mendès-France).

Les idées sont plus idolâtrées que les personnes, car nous vivons dans une ère où l’idéologie doit l’emporter sur le pouvoir personnel. On s’y réfère sans cesse, et d’autant plus qu’elles deviennent des slogans, des formules à réciter. Par exemple : le Progrès ; la Démocratie ; les Marchés ; la Technologie, etc. Chacun de ces termes, et leurs éventuelles combinaisons (comme la Démocratie et le Marché), ont un effet hypnotique : il suffit de les prononcer pour qu’ils prennent corps et effet. Par exemple, dans la France contemporaine : les valeurs de la République. D’abord, à supposer qu’il y en ait trois, celles de notre devise : Liberté, Égalité, Fraternité, la réflexion – ou plutôt le réflexe conditionné – s’arrête-là : on s’en réclame, on leur fait une génuflexion, on les psalmodie. On se demande très rarement comment elles s’exercent, se concilient, se combinent, s’il n’en existe pas d’autres (la préservation des patrimoines, l’intégrité et la dignité des personnes, pourtant inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme).

Un exemple : la Constitution

Autre objet d’idolâtrie : la Constitution de la Ve République. Il suffit de la lire une fois pour constater qu’au moins la moitié de ses articles ne sont pas à la hauteur d’une Constitution : modalités des élections, fonctionnement du Parlement, relations entre les pouvoirs publics. Ce luxe de détails est du niveau d’une loi ou d’un décret. Une interprétation simple vient à l’esprit : ce luxe de détails est l’aveu implicite que la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est très loin d’être réalisée en France. L’exécutif écrase les deux autres. Ce n’est pas qu’un résidu de monarchie, qui importe peu ; c’est un trait d’autocratie, ce qui est beaucoup plus déplaisant. Le RoyaumeUni et bien d’autres nations européennes ont un monarque ; ce n’est pas cela qui les rend plus ou moins démocratiques.

Contraste saisissant : dans notre Constitution, les valeurs de la République sont à peine nommées, jamais définies, la laïcité n’y est qu’un mot, la citoyenneté un autre. Or ces termes sont sacrés, donc non discutables, non modifiables. N’est-ce pas le statut de textes religieux, une religion où certains ont pensé et où le peuple doit adhérer et obéir ?

Dans nos sociétés modernes, l’idolâtrie s’est en grande partie déplacée des personnes aux idées et aux institutions qui les incarnent. N’est-ce pas un crime de lèse-majesté républicaine que d’oser dire que la Constitution est mal faite ? On s’expose alors aux foudres des gardiens de ce temple : il faut être juriste ou avoir une longue expérience politique « au plus haut niveau » pour en saisir la portée et les subtilités. Pourtant, la Constitution française n’est ni incréée comme le Coran, ni révélée comme la Torah, ni inspirée de l’Esprit Saint comme les encycliques papales.

Cramponnements et fixations infantiles

Tentons une explication, en nous inspirant de la psychanalyse (mais aussi d’un philosophe comme Nietzsche) : le besoin de sûreté, de protection, de continuité, est tel – alors que la vie est une succession de transformations, d’aléas, d’imprévus, de nouveautés – qu’un socle doit demeurer stable. Comme cette stabilité n’existe pas – pas de fixité des espèces, des modes de vie, des systèmes sociaux –, il faut faire comme si…. L’idolâtrie commence lorsqu’on se cramponne à cette fiction de stabilité, lorsqu’on organise son existence en fonction de quelques mythes (républicains) et rites (démocratiques) qu’il serait dangereux de ramener à ce qu’ils sont en réalité : des postulats, des maximes, des hypothèses, voire de simples définitions. Ce « cramponnement » (le terme vient du psychanalyste hongrois Imre Hermann, voir Le coq Héron n° 188, 2007) limite les actions possibles, induit une rigidité des protections et par suite des investigations et des explorations, enferme dans un monde aux étroites œillères et aux oppositions binaires. En termes freudiens classiques, il s’agit de fixations à des périodes d’immaturité (sexuelle dit Freud, affective dirai-je), avec une plus ou moins grande terreur d’être abandonné, livré à soi-même. Ainsi, bon nombre de citoyens sont « fixés » sur une « famille » politique et voteront systématiquement pour un candidat de cette soi-disant famille. Il est alors rassurant que des électeurs soient indécis jusqu’au dernier moment, que certains osent voter blanc, que d’autres n’aillent pas voter (sans pourtant aller pêcher à la ligne). Or il est clair que ces fixations, si elles sont rassurantes pour les partis politiques, les sondeurs d’opinion et les citoyens demandeurs de protecteurs, nuisent à la pluralité, à la souplesse et à l’inventivité des choix et des perspectives. Elles contribuent à une massification qui est l’inverse du gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple.

Comprendre

S’intéresser à l’idolâtrie en politique ne consiste donc à pas à interpréter les mœurs et les choix des « idoles » ou à décortiquer le sens des formules électorales ou gouvernementales, mais à tenter de comprendre les mécanismes psychosociaux qui conduisent à se fixer dans des attitudes de soumission et de révolte, au détriment d’une autonomie qui profiterait aussi bien aux citoyens qu’à leurs mandataires.

On peut ainsi attendre des psychanalystes qu’ils analysent les discours et les actes politiques – et pas seulement en période électorale – pour y détecter les motifs les plus profonds des conduites des uns et des autres (dirigeants, citoyens, assujettis), en faisant chaque fois les frais d’une nouvelle analyse, sans se contenter de se référer à leurs propres idoles – personnes et doctrines. Cette contribution reste rare, précisément à cause de cette auto-idolâtrie qui porte plus à se surveiller, s’admirer et se disputer mutuellement qu’à observer le monde extérieur, dont on fait pourtant partie.

Michel Juffé

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