De Lou à Gui

En cette année du centenaire de la mort de Guillaume Apollinaire, de nouvelles parutions viennent enrichir notre connaissance de l’homme et du poète.
Louise De Coligny-Châtillon
Lettres à Guillaume Apollinaire (Gallimard 2018)
Louise Faure-Favier
Souvenirs sur Apollinaire (Grasset-Fasquelle (Les Cahiers rouges), 2018)
Guillaume Apollinaire
Tout terriblement. Anthologie illustrée de poèmes d’Apollinaire (Gallimard (Poésie))
En cette année du centenaire de la mort de Guillaume Apollinaire, de nouvelles parutions viennent enrichir notre connaissance de l’homme et du poète.

Dans ses Souvenirs sur Apollinaire (écrits en 1944), opportunément réédités en collection de poche, Louise Faure-Favier a intitulé un chapitre : « Apollinaire et les femmes ou le chapitre impossible ». Elle y avance que, pour que ce chapitre soit complet, « il faudr[ait] attendre le centenaire de sa mort ». Elle ajoute qu’« en l’an 2018, elles l’auraient toutes rejoint dans la mort ». À vrai dire, les révélations sont venues peu à peu et les nombreux volumes de mémoires de ses ami(e)s, les publications de correspondances et de recherches n’ont pas cessé au fil des années.

Louise Faure-Favier fut journaliste, reporter, romancière, directrice de revue, et pionnière de l’aviation : elle battit le record de vitesse sur le vol Paris-Dakar en 1919 et sur l’aller-retour Paris-Bagdad en 1930. Elle devait son goût pour l’aviation à Guillaume Apollinaire : « Il m’avait communiqué son enthousiasme. » Il aimait les aéroplanes, la vitesse, le cinéma et toutes les promesses d’un monde nouveau n’occultant pas les richesses du passé. En 1912, quand elle fit sa connaissance, elle tenait un salon littéraire le mercredi dans son appartement de l’île Saint-Louis. Bientôt amie intime du poète et de Marie Laurencin, elle raconte avec vivacité, dans ses Souvenirs, de nombreuses scènes de la vie de Guillaume.

Quand Apollinaire publia Case d’armons[1] depuis sa tranchée en 1915, en 25 exemplaires polycopiés, Louise Faure-Favier faisait partie des destinataires, comme Marie Laurencin, Madeleine Pagès, et Lou. Les poèmes de ce recueil, comme beaucoup de ceux de Calligrammes, sont issus des lettres du poète envoyées à ses amis et aux femmes successivement aimées. On y relit donc des poèmes d’amour adressés à Lou, Madeleine et Jacqueline (et même à Marie Laurencin). Parmi les amis dédicataires, nous retrouvons Louise Faure-Favier qui, en 1944, dit de Lou : « La célèbre Lou n’a pas encore accordé complètement son autorisation à la publication des poèmes enflammés qu’elle reçut de Guillaume Apollinaire. À peine savons-nous qu’elle porte un grand nom. » Elle remarque aussi que le poète envoyait parfois le même poème, avec quelques variantes, à Lou et à Madeleine.

Nous en connaissons maintenant davantage sur la comtesse Louise de Coligny-Châtillon. Ce sont d’abord les Poèmes à Lou qui furent publiés, puis une partie des lettres que le poète lui adressa. Il eut très tôt l’idée de faire un livre de ses lettres, mais Lou s’y opposait. Il proposa de distinguer sur ses feuillets une partie strictement privée et une autre publiable sous le titre Ombre de mon amour. Mais cela ne tint que pour deux lettres. À son retour de guerre, il demanda à un ami commun, André Rouveyre, d’obtenir de Lou l’autorisation de constituer un tel ouvrage, qui ne se fit que bien plus tard. Au gré des découvertes, chaque nouvelle édition ajoute quelques lettres, mais il en manque encore plusieurs. Les Lettres à Lou[2] sont maintenant considérées comme l’un des chefs-d’œuvre de Guillaume Apollinaire. Comme pour toute correspondance privée, le lecteur pourrait se trouver un peu en situation de voyeur, mais nous connaissons désormais les intentions de son auteur : derrière Gui, Guillaume Apollinaire, le poète, veillait toujours.

Sur la personnalité de Lou, le voile se lève peu à peu : d’autres lettres de Louise de Coligny-Châtillon – on n’en connaissait qu’une dizaine – sont maintenant accessibles, 45 en tout, dans cette nouvelle publication due à Pierre Caizergues, qui a récemment retrouvé « dans l’ancienne collection Apollinaire » la correspondance de Lou à Gui. La chronologie de la rencontre est établie[3] : à Nice, en septembre 1914, ils font connaissance, fument de l’opium, découvrent la région et « flirtent », mais elle semble se refuser à lui. C’est une jeune femme divorcée, très « libre », voire libertine. Elle s’est engagée comme infirmière dans un hôpital provisoire pour soldats installé dans un grand hôtel. Son amant du moment, « Toutou », est sur le front.

Le poète apatride, déçu, se rend alors à Nîmes pour faire une nouvelle demande de naturalisation et s’engager dans l’artillerie. Il commence à lui écrire le 28 septembre. Elle le rejoint du 7 au 16 décembre à Nîmes, où ils vivent d’intenses (et violents) moments amoureux. Ils se revoient pour le Nouvel An, puis fin janvier, avant qu’elle se rapproche de Toutou, près du front, dans les Vosges, enfin une dernière fois, brièvement, en mars, et le « mal-aimé » demande à partir au front. Parallèlement, le poète rencontre dans le train début janvier Madeleine Pagès, avec laquelle il se fiance en août 1915. La correspondance d’Apollinaire avec Lou se poursuit jusqu’en 1916, avec une tonalité moins fougueuse.

Les lettres ici rassemblées sont datées du 13 décembre 1914 au 8 janvier 1916. Aussi sensuelles, voire obscènes, que celles de son « petit Gui », les missives évoquent leurs fantasmes communs : « Toutes les cochonssetés… et tous les vices les ai tous dans le sang en ce moment. Gui mon Gui aime-moi ! Je veux tout le vice et toute la volupté. J’ai été un peu vicieuse cette nuit et pas très sage. Quoique je n’ai rien fait de mal et je crois que quand je t’aurai tout avoué dans l’oreille, tu me fouetteras très fort… » Le 10 février 1915, Gui répond à cette lettre de Lou datée du 8 : « Tu es un écrivain charmant et puissant. […] [Ta lettre] témoigne d’un vice insensé et je t’adore – Mais tu as un fameux toupet en disant que j’ai développé ces goûts en toi. Je t’ai prise comme tu étais, ma tendre captive et tu avais tout cela dans le sang. » Lui le maître, elle l’esclave ; Lou refuse pourtant de se soumettre ailleurs que dans cette intimité : elle veut vivre librement.

Dans ses lettres, elle lui raconte en détail ses aventures sexuelles réelles ou imaginaires, mais refuse toujours de s’engager avec lui, et préfère son Toutou pour qui elle a obtenu de rester proche du front, ce qui n’était pas sans danger (elle portait toujours « un browning »).

La proximité du danger et de la mort a sans doute été déterminante dans cet embrasement des sens. Le titre de la nouvelle anthologie publiée par Laurence Campa et illustrée de peintures de Picasso, Marie Laurencin, Henri Rousseau, Chagall ou Duchamp caractériserait bien la vie pour Lou et Gui : Tout terriblement

Quand Lou sent que « [s]on poète » s’éloigne, elle lui écrit : « Aime-moi comme une pauvre petite chose très meurtrie par la vie… […] Mon Gui je suis triste… j’ai mal… il faut me parler très doucement avec toute ta tendresse ! Il faut m’entourer de beaucoup d’amour. Je suis plus sensitive que jamais… / Mon petit Gui, la vie est si courte… si menacée en ce moment ! » Lui-même a compris que ce n’est pas l’amour véritable qui les a unis : elle reste près de Toutou. Il lui répond le 25 mai 1915 : « Je ne t’en veux jamais, ma chérie, toi aussi sois toujours gentille dans tes lettres. […] Je sais bien, mon ptit Lou, que tu mériterais beaucoup plus de bonheur que tu n’en as et je suis désolé de ne pouvoir te le donner, ni matériellement, ni moralement, ni charnellement puisque c’est fini entre nous, que ton cœur en a ainsi décidé et qu’il ne reste que cette profonde amitié qu’après tout j’adore puisqu’il ne reste qu’elle. »

Elle disait vouloir être sa muse, et elle le fut.

Apollinaire, nouveau Ronsard, fit des femmes aimées ses Marie, Cassandre et Hélène. Avec Lou, il ne pouvait guère débattre de poésie et de peinture comme avec Marie Laurencin ou Madeleine Pagès[4]. Louise n’avait sans doute pas conscience, comme Marie (qui se fit enterrer avec les lettres du poète contre son cœur) et Madeleine, de l’importance décisive de l’œuvre de Guillaume : elle préférait peut-être Sully Prudhomme. Ce n’est que bien des années plus tard (elle est morte en 1963) qu’elle comprit. Elle fit publier des poèmes extraits des lettres en 1947.

Ce petit volume transforme partiellement les Lettres à Lou en conversation. Nous n’en aurons jamais fini avec Guillaume Apollinaire.

[1]. On en verra une reproduction en fac-similé dans : Guillaume Apollinaire, Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Gallimard, 2014.
[2]. Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou, préface et notes de Michel Décaudin, nouvelle édition révisée et complétée par Laurence Campa, Gallimard, 2010.
[3]. Voir Laurence Campa, Guillaume Apollinaire, Gallimard, 2013.
[4]. Pour mieux comprendre les rapports d’Apollinaire avec les femmes : Alexandre Dupouy, Apollinaire et les femmes, La Musardine, 2016. Pour un point de vue psychanalytique (approche psychocritique selon la méthode de Charles Mauron) : Anne Clancier, Guillaume Apollinaire. Les incertitudes de l’identité, préface de Michel Décaudin, L’Harmattan, 2006.

Isabelle Lévesque