Le poète artilleur

Présentées par Pierre Caizergues, des lettres-poèmes inédites de Guillaume Apollinaire dressent le portrait indirect d’un poète d’exception pris dans la tourmente d’une époque comme dans ses propres tourments.
Guillaume Apollinaire
Les obus miaulaient
Présentées par Pierre Caizergues, des lettres-poèmes inédites de Guillaume Apollinaire dressent le portrait indirect d’un poète d’exception pris dans la tourmente d’une époque comme dans ses propres tourments.

Belles éditions, études, inédits, correspondances, fac-similés, lectures, spectacles… Sans cesse les poèmes de notre « contemporain capital », Guillaume Apollinaire, nous rejoignent.

Pierre Caizergues précise que « près de deux mille lettres d’Apollinaire ont été recensées », écrites en particulier durant la guerre et pour beaucoup destinées à Lou et Madeleine. Mais le poète entretenait aussi une correspondance importante avec ses amis et continuait ainsi à mener sa vie d’écrivain.

Les obus miaulaient rassemble six lettres de Guillaume Apollinaire, dont trois inédites, à son ami André Dupont. Les cinq premières ont été écrites alors qu’Apollinaire se trouvait en garnison à Nîmes, du 1er février au 22 mars 1915. André Dupont, sans doute prédisposé par son nom à un certain anonymat, collaborait aux Soirées de Paris et fréquentait le Mercure de France.

On côtoie dans ces lettres le bon camarade, le poète, le soldat qui pense à aimer la vie tant qu’elle existe. En garnison, pensant aux nouvelles venues du front, le poète refuse de se plaindre. Il garde, même quand le danger vient, une volonté de dignité : 

Tant d’hommes sur le front meurent en ce moment
Que c’est un vrai plaisir de saigner seulement 

Dans ses lettres, Apollinaire présente sa vie militaire de façon légère, avec un humour de chambrée parfois. Il s’amuse de la versification autant qu’il la conduit en virtuose.

L’appel au destinataire ou la signature peuvent constituer un hémistiche de l’alexandrin :

Mon cher André Dupont je vous embrasse fort
Il vente il fait un froid de loup la nuit est claire
Écrivez-moi souvent
Guillaume Apollinaire 

Un rejet d’une strophe à l’autre provoque une équivoque drolatique, rendue possible par l’absence de ponctuation :

Merci mon cher André Dupont
De votre lettre et des nouvelles
Je l’ai fait lire à mon tampon
Qu’intéressent un peu les Belles 

Lettres Il se nomme Benoît
Comme le pape et fait la chambre
Où je m’endors entre le froid
Et deux logis qui fleurent l’ambre 

L’ambre des pets altitonnants
Que sans vergogne un militaire
Lâche comme coups de canon
Aussi bien dans la paix qu’en guerre

Ce qu’il dit de la vie qu’il mène, d’un grand réalisme, fait alterner les registres de langue ; il utilise l’argot militaire comme le vocabulaire le plus rare : le « tampon » est son ordonnance, qui fait son ménage et son « pieu ». L’adjectif « altitonnant », en principe réservé à Dieu, qui « tonne d’en haut » (on le trouve sous sa forme latine, altitonans, chez Cicéron et Lucrèce), qualifie ici les « pets », d’un registre bien différent. Ces missives en forme de poèmes sont comme percutées par la guerre qui cogne et traverse les vers. Non seulement il va d’un sujet à l’autre, du plus noble au plus trivial, mais pour tous le lexique des poilus et celui de l’écrivain érudit se mêlent.

Dans la dernière lettre, en vers et en prose à parts égales, Guillaume raconte avoir vu son premier mort, mais pas d’attaque encore. Elle est datée du 24 avril 1915. Il a rejoint la batterie de son régiment en Champagne depuis le 4 avril et il a été nommé brigadier le 16.

Certains vers et expressions de ses lettres se retrouvent dans les poèmes de Calligrammes publiés en 1918. Dans cette même lettre du 24 avril à André Dupont, Guillaume écrivait, osant deux diérèses dans le premier vers : 

Les obus miaulaient, ô nuit mystérieuse !…
… Les obus miaulaient, André, dans ce jour-là 

Dans « La Nuit d’avril 1915 », nous retrouvons ce refrain :

Les obus miaulaient un amour à mourir
Un amour qui se meurt est plus doux que les autres
Ton souffle nage au fleuve où le sang va tarir
Les obus miaulaient
Entends chanter les nôtres
Pourpre amour salué par ceux qui vont périr 

Cette strophe, avec quelques variantes, figurait dans une lettre à Lou du 10 avril 1915. 

Dans la même lettre-poème, il inclut deux vers d’une chanson aimée des soldats, un dialogue entre deux militaires. Il emploie certaines techniques qui relèvent du collage, déjà expérimentées dans ses poèmes-conversations. Le texte se révèle à la fois document et œuvre, poème à part entière.

Au danger, le poète répond par une forme de défi ; face à l’horreur : la Beauté, une parade ultime, la seule capable de contrebalancer le temps terrible. Sans rompre, l’artilleur voit tomber près de lui l’obus où « [l]e soleil riait de toute sa lumière ». Force de forge, le poème pathétique, riche de sang et de cendre, résiste à tout.

Dans une autre lettre à André Dupont, non recueillie ici, passée en vente à Drouot et datée du 12 août 1915, on lit :

Votre lettre m’effare mon cher Ami, vous êtes zouave. Je connais peu les zouaves et vous êtes le premier zouave que je connaisse. Je vous souhaite de ne pas trop faire le zouave. Cependant depuis cinq mois j’entends le brigadier de la 1ère pièce chanter chaque fois qu’il est brindezingue.

« Je suis zouave et je l’sais bien, Que tout n’est pas rose à la guerre. »

Vous pourrez la chanter bientôt en toute vérité.

Dans ses courriers, Guillaume n’hésite pas à « faire le zouave » lui aussi. Dressant son autoportrait dans une lettre à Madeleine, il lui écrit le 5 août 2015 : « Et défauts en masse. Qualités : pas joueur pas buveur, le reste poète c’est tout. Très gai avec de soudaines tristesses[1]. »

Sa gaieté habituelle le rendait sensible à la drôlerie, au ridicule et à l’absurde de certaines scènes, même s’il percevait crûment leur caractère effrayant, écœurant ou morbide. Le 26 avril 1915, il écrivait à André Billy : 

Je te le dis, André Billy, que cette guerre
C’est Obus-Roi
Beaucoup plus tragique qu’Ubu mais qui n’est guère
Billy, crois-moi,
Moins burlesque, ô mon vieux, crois-moi c’est très comique[2] 

C’est au comique absurde plutôt terrifiant de l’Ubu d’Alfred Jarry qu’il pense cette fois.

Dans l’infanterie, la tristesse domine. Évoquant dans « Chant de l’honneur » ses quatre hommes tués par un même obus, qui restent debout dans la tranchée, il écrit : 

J’ai plus que les trois cœurs des poulpes pour souffrir
Vos cœurs sont tous en moi je sens chaque blessure
Ô mes soldats souffrants ô blessés à mourir[3]

André Dupont meurt à Douaumont le 6 mars 1916, il avait 32 ans.

Le 9 mars, Guillaume devient officiellement français ; le 17, il est blessé à la tempe par un éclat d’obus. Lui qui écrivait dans « Cortège » : « Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore[4] » n’oubliera jamais ses amis disparus, parmi lesquels André Dupont. Il lui dédie « Cas du brigadier masqué, c’est-à-dire le Poète ressuscité » dans Le Poète assassiné. Dans Le Flâneur des deux rives, il figure dans ce cortège d’ombres qui accompagne le poète dans ses déambulations : « La dernière fois qu’avant la guerre j’ai passé rue Berton, c’était il y a bien longtemps déjà et en la compagnie de René Dalize, de Lucien Rolmer et d’André Dupont, tous trois morts au champ d’honneur[5]. »

Les textes d’Apollinaire, dans ce livre, sont imprimés à l’encre rouge, tranchant sur celle, noire, des dessins d’Olivier Jung, encres rappelant certains logogrammes de Christian Dotremont. Masques à gaz, carcasses. Lecture à rebours de visages désaxés aux yeux exorbités en un strabisme fou. Le poids du noir gagne sans cerner, mais, recouvrant, transforme le soldat en fatras. 

Dans son Journal, à la date du 1er décembre 1945, Paul Léautaud, lisant les Souvenirs sur Apollinaire de Louise Faure-Favier[6] et s’interrogeant sur ce qui avait pu pousser un homme et en particulier un écrivain – qui est donc « plus ou moins un être pensant » – à partir à la guerre, déplorait la mort de René Dalize, l’ami de jeunesse d’Apollinaire. Il ajoutait : « Je pense au pauvre André Dupont, emmené, malgré sa mauvaise vue, dans les combats de Verdun, suivant les autres, entraîné par leur masse, traînant son fusil sans s’en servir, et tué, là, tout bonnement[7]. »

L’ombre d’André Dupont, comme celle de René Dalize, dédicataire de Calligrammes, accompagne maintenant l’ombre du poète qui proclamait :

J’ai tant aimé les Arts que je suis artilleur

[1]. Guillaume Apollinaire, Lettres à Madeleine, édition revue et augmentée par Laurence Campa, Gallimard, 2005.
[2]. André Billy, Apollinaire vivant, La Sirène, 1923.
[3]. Guillaume Apollinaire, Calligrammes, [1918], Gallimard, coll. « Poésie », 1966.
[4]. Guillaume Apollinaire, Alcools, [1913], Gallimard, coll. « Poésie », 1966.
[5]. Guillaume Apollinaire, Le Flâneur des deux rives, [1918], Gallimard, 1928.
[6]. Louise Faure-Favier, Souvenirs sur Apollinaire, Grasset-Fasquelle, [1945], coll. « Les Cahiers rouges », 2018. 
[7]. Paul Léautaud, Journal, t. III, Mercure de France, 1995. 

Isabelle Lévesque

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