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Article publié dans le n°1086 (16 juin 2013) de Quinzaines

Au terme d’une note un peu sévère, une parenthèse. Elle donne le ton de ce recueil. Ce « Enfin : ce n’est pas tout à fait vrai… », qui clôt un propos sur les « poètes savants qui parlent mythes, structures », tandis que l’auteur, lui, parle « vieillesse, effroi, lâchetés, etc. », est une façon d’entrer dans ces "Taches de soleil, ou d’ombre".
Philippe Jaccottet
Tâches de soleil, ou d'ombre
Au terme d’une note un peu sévère, une parenthèse. Elle donne le ton de ce recueil. Ce « Enfin : ce n’est pas tout à fait vrai… », qui clôt un propos sur les « poètes savants qui parlent mythes, structures », tandis que l’auteur, lui, parle « vieillesse, effroi, lâchetés, etc. », est une façon d’entrer dans ces "Taches de soleil, ou d’ombre".

Les notes écrites par Jaccottet entre 1952 et 2005 sont dans la ligne de La Semaison ou Observations et autres notes anciennes. Il les a relues jusqu’en 2009 et des notes de bas de page lui permettent de revenir sur certains jugements ou affirmations. Pourtant, qui a lu ces précédents recueils sera un peu étonné par celui-ci. Le poète se livre davantage. Même si l’on sait sa pudeur et sa réserve. Il trouve Jude Stefan « trop subtil pour son goût », voit en Camus, Gide et Mauriac des phraseurs (il est alors très jeune) et leur préfère Claudel et son « grand pas lourd ». On est surpris par ses distances : Nathalie Sarraute le gêne par « l’absence des couleurs du monde », parce qu’on ne voit pas d’arbres dans ses livres, ni le « ciel, les chevelures, la couleur des yeux ». Cet amoureux des oiseaux et des arbres ne peut qu’être étonné.

Il consacre quelques pages à une visite à Francis Ponge. L’auteur du Parti pris des choses est aussi celui de L’Écrit Beaubourg, une sorte de commande de Pompidou. On a reproché cet écrit à l’admirateur de Malherbe. Ses anciens amis de Tel Quel se sont éloignés de lui. Ponge lit à son invité un texte qui lui donne mal à la tête et prend des positions politiques qui surprennent, liées à l’impulsion d’un moment. Jaccottet relève aussi combien le grand poète est sensible à qui peut lui faire de l’ombre. René Char par exemple, ou Saint-John Perse. Mais les difficultés matérielles que connaît Ponge le choquent plus que tout, et c’est avec ce sentiment d’injustice qu’il retourne à son hôtel. D’autres rencontres sont aussi fortes… et amusantes. Celle avec Char, aux Busclats, est à la fois généreuse et distante. L’auteur de Pensées sous les nuages rencontre deux amis de Char, « portés sur le mot poésie comme d’autres sur la bouteille ». Jaccottet lit Le Nu perdu mais n’adhère pas. Il est en effet difficile d’imaginer deux poétiques plus différentes l’une de l’autre que celles-là. L’admiration, cependant, demeure. Comme elle demeure avec Du Bouchet, son meilleur ami, qu’il fréquente beaucoup, puisqu’ils sont voisins. Parmi ses lectures, celle des poètes qui ne sont plus le passionne tout autant que celle des vivants. Il est frappé par la traduction que propose Celan de Mandelstam : l’admirable poème où il se lave dehors dans le froid de la nuit, poème et œuvre qu’il commente par ailleurs. On imagine un homme aux aguets. Et bien sûr il lit les « classiques », les poètes qui l’ont éclairé, aidé à vivre et à poursuivre son travail : Dante ou Góngora, Scève ou Hölderlin. Tant d’autres. Mais il regrette, à propos d’une lecture de Hölderlin par Michel Deguy, que « la muse moderne porte une blouse blanche et des lunettes ».

Taches de soleil, ou d’ombre porte la trace de ses lectures, des récits de ses rêves, de ses voyages. Il aime la plaine du Pô, sans doute pour les mêmes raisons qu’il aime Claudel le paysan : « Les grandes fermes carrées, les hangars à piliers de brique que la paille remplit et ferme comme des murs, les haies, les prairies, la lumière ». Il préfère cette plaine à l’Ombrie ou à la Toscane, « trop arides ». On trouve d’autres descriptions de paysages. Grignan et ses alentours sont au cœur de son existence, de sa création, qu’elle soit poétique ou en prose. Le si beau village de la Drôme est son lieu d’élection depuis l’après-guerre. On aime parmi d’autres, cette note d’août 1966 : « Le premier matin où flambe la blancheur de l’automne, dans l’air rafraîchi ; l’un des moments de l’année les plus aigus et les plus doux. Le ciel est comme une gloire pâle et aveuglante posée sur les feuillages de l’étendue et la voilant à demi. » Quelques images, bien qu’il entretienne avec elles un rapport délicat. Dans l’une des premières notes, celui qui n’est encore qu’un jeune poète considère que la plus haute poésie est économe en images. Mais plus tard, en 1974, à peine plus sûr de lui, plus serein peut-être, il revoit son jugement : « […] je dois céder aux images si elles me viennent sans que je les aie cherchées ni même attendues ».

Ce qui ne changera pas, et bien des poèmes s’en font l’écho, c’est le rapport entre le mot et la chose, dans une forme d’immédiateté. C’est même ce qu’il aime tant chez Mandelstam : « on n’y trouve pas trace de recherche, d’éclat, rien que les mots et les choses, les plus simples, les plus rudes ; et cette trame serrée, et tant d’espace, tant de force profonde dans ce cadre étroit, particulier, banal, enfin pas tout à fait banal ». Et même si les tourments du temps ne traversent guère son œuvre, il est sensible, chez les écrivains et poètes de « l’Est », Holan Herbert ou Skacel, à leur « suprême, et d’ailleurs seulement apparente simplicité, liée, à une expérience de la douleur ». Chose qu’il trouve aussi chez Umberto Saba.

Les notes donnent aussi à voir un homme fragile, par moments sujet au doute, au vide, à une forme de mélancolie. Il trouve les hommes « las », souffrant de plus en plus d’un problème de souffle. On est en 1967 et le jugement reste valable. Et puis la mort frappe autour de lui et certains récits de rêves sont peuplés par des êtres chers, comme sa mère ou son beau-père. Ou bien ce voisin, W, dont la mort approche : « Devant ces ombres qui s’épaississent, nous nous découvrons démunis ; un peu pareils aussi à des assiégés qui doivent économiser leurs réserves. »

Mais c’est de ses poèmes qu’il est parfois le moins sûr, toujours dans ces pages de 1997 : « Le sentiment que tout cela est décidément trop lourd, lassitude ; et la conviction que tout ce que j’ai pu écrire est décidément trop peu de chose, et trop frêle ; que je ne suis plus à la hauteur de rien. Mais il est difficile de s’effacer tout à fait. La lettre d’Anne de Staël à propos de la santé d’André : le corps réel d’un poète est le corps des mots » – je n’ai jamais cru cela et c’est probablement ma faiblesse, mon tort. »

Ce recueil a une dimension particulière. D’abord parce qu’il est publié chez Antoine Jaccottet, fils du poète et éditeur. Ensuite parce qu’une édition de la Pléiade paraîtra bientôt, rassemblant de nombreux écrits (hélas pas tous) du poète, et que ce livre est une sorte de signe avant-coureur, qui boucle un cycle, celui des notes rassemblées, comme en un bouquet de pivoines ; la pivoine est une fleur que semble beaucoup aimer Jaccottet.

Norbert Czarny