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Deux sculpteurs singuliers

Sur les artistes classiques, d’hier ou d’aujourd’hui, les éditeurs proposent des monographies souvent bien illustrées (chez Hazan, un Tintoret, et un Seguí de Daniel Abadi). Quant aux vues rétrospectives, un thème mis en valeur, les catalogues les donnent à découvrir (Les Routes d’Arabie, aux éditions Louvre-Somogy, Un siècle de design, chez Flammarion). À ces deux catégories s’ajouterait une troisième : donner leur place à des ouvrages sur des artistes, connus ou pas, qui peuvent séduire, ou étonner, ce qui n’est pas antithétique.

JEAN-LOUIS FAURE
SCULPTURES
préface de Régis Debray
Éditions de Fallois, 200 p., 29 €

STEPHAN BALKENHOL
Exposition au musée de Grenoble
30 octobre 2010 – 23 janvier 2011
Livre-catalogue sous la direction de Guy Tosatto
Actes Sud/musée de Grenoble, nb. ill., 164 p., 29 €

Sur les artistes classiques, d’hier ou d’aujourd’hui, les éditeurs proposent des monographies souvent bien illustrées (chez Hazan, un Tintoret, et un Seguí de Daniel Abadi). Quant aux vues rétrospectives, un thème mis en valeur, les catalogues les donnent à découvrir (Les Routes d’Arabie, aux éditions Louvre-Somogy, Un siècle de design, chez Flammarion). À ces deux catégories s’ajouterait une troisième : donner leur place à des ouvrages sur des artistes, connus ou pas, qui peuvent séduire, ou étonner, ce qui n’est pas antithétique.

De mon ami Dominique Noguez, avec un livre, ce mot : « Connais-tu Jean-Louis Faure ? Ce livre – où l’on trouve des textes assez satiesques sur ses œuvres – te permettra et permettra à tes lecteurs de prendre la mesure de son importance trop méconnue. »

Ce livre-catalogue le permet en effet. Une œuvre mirobolante, souvent accusatrice, de ce sculpteur (né petit-fils de l’historien de l’art Élie Faure). Il a bénéficié d’une rétrospective au musée Vivant-Denon et au musée Niepce de Chalon-sur-Saône. Il a fait à cette ville une importante donation de ses œuvres. On sait où l’on pourra voir désormais cet artiste dont Régis Debray définit le « réalisme libertaire » comme « le croisement de Raymond Roussel et de Raymond Aron ».

Pour s’en persuader, il n’y a qu’à suivre, de surprise en surprise, ce que nous donnent à voir les illustrations parlantes de ce Jean-Louis Faure sculptures. On y joindra, si l’on peut le trouver, le Jean-Louis Faure-Pierre Pachet Bêtise de l’intelligence (Éditions joca seria, Nantes, 1995).

Une amie, Marie Tournier Cardinal, que connaissent les lecteurs de La Quinzaine littéraire, rappelle à mon attention Stephan Balkenhol. Son intensité, me dit-elle, l’avait « bouleversée », quand elle l’avait découvert il y a quelques années. Elle a vu et « beaucoup » aimé sa récente exposition chez Thaddaeus Ropac, la belle galerie du Marais.

Célèbre, largement exposé en Allemagne où il est né en 1957, il a été peu vu en France. C’est au musée de Grenoble, et à son directeur, Guy Tosatto, qu’est revenue l’initiative de l’actuelle rétrospective de l’œuvre de Balkenhol. Un choix qui privilégie les dix dernières années (hormis les sculptures intransportables installées dans l’espace public). Mais la vue rétrospective n’est pas négligée.

Le sculpteur a été l’élève de Ruckriem. Rien pourtant de minimaliste dans cette pratique de l’art attachée à la figure. Sauf, peut-être la série. Ici celle d’un personnage dont la figure (la tête ou le corps entier) est tirée de poutres par des instruments rustiques dont la trace sur le bois est laissée apparente. Chemise blanche, pantalon noir pour les hommes. Jupes de couleur pour les femmes. Ou pour les uns et les autres, une nudité relevée seulement par la pilosité pubienne.

Rien du réalisme américain mettant en scène les acteurs de notre société de supermarchés. Guy Tosatto parle de « l’inquiétante étrangeté » des personnages de Balkenhol, et il situe ainsi le sens de cette œuvre où l’artiste a développé des thèmes qui croisent les interrogations fondamentales sur l’identité, la norme et l’altérité, l’individu face à lui-même et face au groupe, les rapports entre les sexes et la présence de la mort.

Memento Mori, c’est le titre d’une œuvre de 2010, entrée dans les collections de Beaubourg. Elle est sur la couverture du catalogue. Retiennent le regard cinq lamelles verticales assurant la structure « géométrale » de la figure. Une figure composite : les lèvres, les yeux, les oreilles peints sur les lamelles sont « vivants ». Mais ils font partie d’une tête distendue à l’horizontale qui laisse apparaître dans les intervalles de la structure une tête de mort.

Memento Mori, c’était la leçon à tirer de la fameuse composition de Holbein, Les Ambassadeurs, 1533. Deux personnages raides dans leur vêtement regardent le regardeur. Ils sont peints selon une figuration et une perspective classiques. Barrée, dans la moitié inférieure du tableau, par une figure allongée que, suivant les commentateurs, on ne peut déchiffrer que de loin ou de tout près : une tête de mort anamorphotique. Jurgis Baltrusaitis a consacré un chapitre entier de ses Anamorphoses aux Ambassadeurs. Une étude aux antipodes de Dalí et de Lacan qui se vantait d’avoir seul vu que les figures produites par l’anamorphose étaient « l’effet d’une érection ». Il suffit, pour regarder le tableau de Stephan Balkenhol d’un double regard s’ajustant à son objet dans un espace construit sur un autre mode que la figuration que pourtant il inclut.

Lacan écrivait que « la perspective géométrale est seulement repérage de l’espace et non pas vue ». La porte, au-delà, s’ouvrait sur « la fonction pulsatile » du regard et celle du tableau. Il conduisait à cette question : « Quel est le désir qui se prend, qui se fixe dans le tableau ? »

Des notes de Marcel Duchamp sont groupées sous le titre Tableaux d’oculiste. Y figure la théorie du Renvoi miroirique que Duchamp définit comme « le système Wilson Lincoln » (c’est-à-dire semblable aux portraits qui regardés de gauche donnent Wilson, regardés de droite, donnent Lincoln).

Le procédé Lincoln-Wilson est courant dans l’art populaire. Duchamp l’y a repris. Des tableaux à regarder « en louchant ». En louchant aussi sur « le perceptif et le géométral ».

Balkenhol, dans ses œuvres récentes, recourt à plusieurs voies de dépaysement du regard, dans la netteté, sans effet de brouillage. Ici, juché sur de hauts socles, un homme au pantalon noir fripé, à la chemise bleue. Là, une femme, robe rouge. L’un se détache sur le fond d’un panneau blanc fait de petits carrés. L’autre, se détache sur le même, en damier de noirs.

Souvent Balkenhol place ses personnages dans des lieux où ils paraissent déplacés : sur la Tamise, devant une cathédrale… Comme Gerhard Richter il prend le voyageur à contre-pied. Ici nous rencontrons un personnage dans un paysage peint, là dans une perspective chromatique de carrés en composition géométrique ascendante. Des carreaux de couleur assemblés en tableau géométrique fournissent la chemise d’un personnage « réaliste ». Au pôle opposé à toutes les figures hiératiques faisant corps avec la poutre originelle, faisant d’elle leur corps, Icare, aplati au sol.

En 2010, deux scènes d’un même Théâtre (c’est le titre de l’œuvre) : un visage de femme, distendu, coupé de lamelles verticales. Au verso, un visage d’homme, composé selon le même procédé. Le « renvoi miroirique » est rejoué, par la nécessité de retourner le panneau, l’anamorphose est décomposée.

Les personnages de Stephan Balkenhol semblent en quête de leur théâtre.

Georges Raillard

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