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L'humour et la tendresse des humains agités

 Né en 1934 en Argentine (à Córdoba), peintre inventif, sculpteur, graveur, Antonio Seguí imagine des espaces fantastiques, des marionnettes affolées, des éléphants dans une brousse mythique, des poulets qui ont des têtes humaines, des dogues féroces, des avions qui s’égarent parmi les maisons, des rats qui rongent les pied des humains et qui grignotent les bases des édifices, des crânes qui ont des ailes et de très longues jambes, des trèfles géants qui sont des arbres…

DANIEL ABADIE
ANTONIO SEGUÍ
Hazan, 320 p., 292 ill. coul., 59 €

EXPOSITIONS
ANTONIO SEGUÍ
Galerie Jeanne-Bucher
53, rue de Seine, 75006 Paris
25 novembre 2010 – 8 janvier 2011

ANTONIO SEGUÍ
« À VOUS DE (RE)FAIRE L’HISTOIRE »
Œuvres de 1959 à 2009
Galerie Claude-Bernard
7-9, rue des Beaux-Arts, 75006 Paris
25 novembre 2010 – 8 janvier 2011

 Né en 1934 en Argentine (à Córdoba), peintre inventif, sculpteur, graveur, Antonio Seguí imagine des espaces fantastiques, des marionnettes affolées, des éléphants dans une brousse mythique, des poulets qui ont des têtes humaines, des dogues féroces, des avions qui s’égarent parmi les maisons, des rats qui rongent les pied des humains et qui grignotent les bases des édifices, des crânes qui ont des ailes et de très longues jambes, des trèfles géants qui sont des arbres…

Aujourd’hui, aux éditions Hazan, Daniel Abadie construit une monographie rigoureuse d’Antonio Seguí ; il précise les temps successif de sa pratique picturale ; il établit la première biographie exhaustive et critique de l’artiste ; il décrit et analyse 292 œuvres (1).

Avec une intelligence détachée, avec vivacité, avec agilité, Antonio Seguí ne s’ennuie jamais. Il n’est jamais prisonnier des conventions. Il peint sans jamais se répéter, sans remâcher. Ses peintures vives l’amuse et nous excitent, nous charment ; elles nous donnent joie. Elles n’ont nul besoin de théorie, d’exégèses, d’explications. Elles s’affirment dans le plaisir de créer. Selon les époques, elles sont tantôt sombres, tantôt légères, transparentes, parfois épaisses. L’artiste emploie des techniques variées, souvent mêlées. Par exemple, il choisit le pastel (éclatant), le fusain, des collages, des reports sérigraphiques, la peinture à l’huile sur des photographies anciennes, la gravure au carborundum, des encres, des moyens mixtes. Il aime aussi sculpter ; il dresse sur une campagne d’Argentine El Gaucho Urbano (sculpture en acier peint, 2007, 507 x 705 x 220 cm). Narquois, il refuse tout message, toute idéologie. Il circule à travers des styles différents, des manières dissemblables, des tours opposés. Et son originalité, son imagination se retrouve. En des dizaines d’années, nous percevons l’énergie créatrice de cet artiste, son dynamisme, sa prestance… Avec une certaine distance, il note : « La lecture de mes tableaux n’est ni claire, ni ambiguë. » La lecture de ces tableaux se situe donc très loin de la simplicité et de l’évidence et très loin de l’équivoque.

Alors, les images d’Antonio Seguí nous incitent à chercher des récits cocasses, inachevés, de petits mythes incertains, des fables sans conclusions, des légions flottantes. Un tableau (1965-1968) s’intitule À vous de faire l’histoire. Cette œuvre est une sorte de jeu de l’oie. Elle n’est jamais une réponse claire. Elle serait une question, un rébus, une bande dessinée avec des cases déplacées. L’Histoire du monde est en partie inconnaissable. Elle resterait ignorée, secrète. Elle se dévoilerait, en partie indéchiffrable. Le code vous échappe toujours.

Antonio Seguí a souvent une ironie douce-amère. Il peint avec une politesse de désespoir, avec le sourire du dandy alerte, avec une méthode désinvolte, avec une exigence souple.

Dans ses peintures, circulent les humains agités, les voisins du peintre, ses doubles. Ils sont des voyageurs sans bagages. Ils courent avec des yeux multiples, avec leur chapeau élégant, avec leur cravate qui vole au vent. Il s’appelle Señor Gustavo, Señor Alfredo, Sir… Comme le remarque la critique d’art Françoise Monnin, ces doubles fictifs sont des « archétypes de l’ordinaire » ; ils sont « les cousins du professeur d’un récit de Borges, de l’arpenteur décrit par Kafka, de l’homme sans qualités (Musil), du mangeur de rognons (James Joyce) »…

Vers 1961-1963, Antonio Seguí représente les trognes gonflées de l’évêque, du cardinal, des juges, des commandants dentus, à la manière des peintres expressionnistes allemands, ou à celle de Georges Rouault. Il tire les portraits d’une famille argentine, son ascension et sa décadence, en hommage aux portraits royaux de Goya. En 1963, il multiplie les généraux, les sbires qui, tous, tirent la langue… Caja con Señores (1963) : les vieillards grouillent à l’intérieur d’une immense boîte de carton.

Vers 1966-1967, interviennent Tarzan et Jane, Zorro, Superman. Un nuage vert dissimule en partie une orgie discrète… En 1972, la présence puissante et grise des éléphants est une masse immédiate, une beauté inhumaine… En 1974-1975, le paysage désert, spectral (avec des meules, avec des pieux inutiles, avec des murs de briques) dort au crépuscule… En 1977, Carlos Gardel, le grand chanteur de tango, s’élève comme un fantôme, comme un héros, comme un saint, au-dessus des débris de l’avion, où il mourut… En 1977-1979, le Docteur Tulp et ses élèves observent le corps du Christ en une étrange « leçon d’anatomie », en un hommage à Rembrandt. S’agit-il de la leçon de l’anatomie de la peinture ?

Vous revoyez Les Parcs nocturnes (1978-1979), les voyous, les voyageurs, les aveugles, les coureurs, les matraqueurs, les aguicheuses, les tripoteurs. Dans la nuit, tous suivent les pistes du désir dans le parc de la convoitise…

Par la peinture, Antonio Seguí invente une Cité Chimérique. Les hommes et les femmes de cette Cité vivent à temps et à contretemps.

Ils se désirent à nuit et à contre-nuit. Ils mentent. Ils se dissimulent. Ils se déguisent. Ils disent et se contredisent. Ils manipulent des maisons et des contre-maisons. Ils se démènent entre chien et loup, entre chien et rien, entre fou et loup. Dans un cabaret canaille, le gigolo aux chaussures bicolores danse sur une table, sans casser les verres et les tasses. Dans la Cité Chimérique, l’espace se plie et se déplie. Le terrain est sans échelle, sans mesure ; il est incontrôlable, rebelle. Les lois de la perspective ne sont ni respectées, ni transgressées ; elles sont simplement oubliées… La Cité Chimérique est drôle, inquiétante, féroce, tendre. Elle favorise les rencontres violentes et exquises, les larmes et le sourire.

Parfois, Antonio Seguí écoute, par intermittences, la plainte d’un bandonéon qui s’apitoie sur la douleur du monde.

1. Daniel Abadie a été successivement conservateur au musée national d’Art moderne et directeur du musée du Jeu de Paume à Paris. Il a organisé des expositions importantes (Magritte, Dubuffet, Alechinsky…). Il a publié de nombreux livres et catalogues.

Gilbert Lascault

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