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Dieu récompense ceux qui l’ont oublié

Article publié dans le n°1132 (16 juil. 2015) de Quinzaines

« Les derniers seront les premiers ». La prophétie s’est vérifiée pour l’œuvre de James Salter, mort le 19 juin, à l’âge de quatre-vingt-dix ans : son premier roman, publié aux États-Unis en 1956 (1), paraît enfin en France. Il s’agit non seulement de son meilleur livre, mais de la matrice de tout ce qui a suivi.
James Salter
Pour la gloire
« Les derniers seront les premiers ». La prophétie s’est vérifiée pour l’œuvre de James Salter, mort le 19 juin, à l’âge de quatre-vingt-dix ans : son premier roman, publié aux États-Unis en 1956 (1), paraît enfin en France. Il s’agit non seulement de son meilleur livre, mais de la matrice de tout ce qui a suivi.

Existe-t-il un Grand Arbitre ? Si j’étais traducteur, c’est par cette expression que je rendrais le mot « scorekeeper ». Mon dictionnaire propose « marqueur », insatisfaisant, parce que limité au seul domaine sportif. Aux États-Unis, le sport n’est pas seulement une activité divertissante, c’est un mode de vie, voire le but même de l’existence.

À quoi servent les jeux du sport ? À gagner ? À battre son adversaire ? À apporter la gloire à ceux qui ont formé ou soutenu le vainqueur : sa famille, son équipe, sa ville, son pays ? À tout ça et davantage...

Le joueur – comme le laisse entendre la polysémie du terme – exerce une double activité : il participe au jeu en même temps qu’il parie dessus. Son pari est comme celui de Pascal : en s’engageant dans le match, il démontre sa foi ; il attend, en cas de victoire, une récompense métaphysique, tandis que, s’il échoue, il n’a pas vraiment perdu.

Si depuis un siècle les États-Unis devancent les autres pays dans leur volonté d’envoyer leurs soldats se battre sur des sols étrangers, c’est en partie à cause de cette culture : l’extension du domaine de la lutte. Est-il meilleure façon pour l’Homo americanus d’accéder au paradis que de risquer sa peau sur d’exotiques terres hostiles, faisant ainsi preuve de sa piété, pariant sur soi, sur l’Amérique, sur son Dieu ?

À condition que Dieu prête attention à tout cela. Le Maître de l’Univers éteint-il parfois son poste de télévision ? Pascal n’a pas misé sur une divinité endormie. C’est la question sous-jacente posée tout au long du magnifique roman de James Salter : comment peut-on gagner le match ultime lorsqu’il n’y a pas de Grand Arbitre ?

Au début de Pour la gloire, quand Cleve Connell, pilote de chasse et personnage principal du livre, atterrit à Séoul, il pense naïvement que le jeu auquel il est appelé ressemblera à ceux de sa vie d’athlète et de militaire. Les règles sont simples : un pilote doit accomplir cent missions, pendant lesquelles il cherche à abattre des avions ennemis – en l’occurrence des Mig russes. Chaque « victoire » lui sera créditée. Pour atteindre au statut mythique d’un « as », il faut cinq victoires.

À son arrivée, Cleve croit à sa bonne étoile, même si, à trente et un ans, il est déjà presque au bout de sa carrière. C’est un pilote né, sérieux et dévoué. Dans les cieux de la Corée, les Américains sont avantagés : à part quelques super-héros soviétiques – notamment celui qu’ils ont surnommé « Casey Jones » –, leurs adversaires sont dépassés par la maîtrise technique des Yankees. 

Hélas, les mêmes principes fonctionnent au-delà des nuages et sur la Terre : rien ne réussit comme l’égoïsme. On doit constamment choisir entre la sécurité de son escadron et la tentation de la gloire, celle-ci étant éphémère, dissimulée dans des cieux reculés où se cache la proie soviétique. Après une cinquantaine de missions, le destin d’un pilote semble mystérieusement scellé, on sait déjà s’il a l’étoffe d’un as : à mi-chemin de son service, s’il n’a pas détruit plus d’un Mig, il est fini. Pour devenir un héros céleste, il faut se débarrasser de ses scrupules. Dieu récompense ceux qui l’ont oublié.

Cet oubli est-il réciproque ? Les aviateurs ne cessent de chercher certains indices, en scrutant les nuages et les pellicules, version moderne du parchemin : « À 14 h, la terre n’était plus qu’un souvenir, ils approchaient du Yalou, au milieu de grands bancs de nuages glacés. Ils volaient en silence. La guerre paraissait finie, c’est ce qu’ils se disaient en traversant le ciel gris et désert. Des lambeaux de cirrus pendaient dans les airs, comme des stalactites au bord d’un toit. » La topographie de ce roman – nuages, fleuves, mers – est celle d’un monde vide, délaissé par les êtres humains et les divinités.

Plus que les batailles, Pour la gloire raconte le travail d’exégèse effectué par les guerriers, les mythes qu’ils élaborent pour donner un sens à leurs échecs, pour expliquer leurs succès, ou pour les inventer de toutes pièces. Afin de se voir attribuer une victoire, il faut un témoin (pas toujours digne de foi), ou à défaut la confirmation fournie par la caméra présente sur chaque avion. Le film compte autant que la mission, le dysfonctionnement d’une caméra peut ruiner une carrière, ou la sauver : Ulysse et Homère font partie d’un seul escadron, s’ils ne sont pas la même personne. 

Devant une guerre si absurde, peut-on rester patriote ? Pour qui doit-on se battre ? Pour soi-même ? Pour ses camarades ? Pour son pays ? Le pari du départ – la vaillance prévaudra – ne fonctionne pas. Dans ce match interminable, les scores sont truqués.

Où peut-on s’échapper ? Comme dans les romans ultérieurs de James Salter, le héros est inexorablement attiré par le fleuve. Ici, il ne s’agit pas du Hudson, familier à l’auteur depuis l’enfance, mais du Yalou, frontière entre la Corée du Nord et la Chine, limite de l’univers connu, point de non-retour au-delà duquel l’attaque n’est pas permise, sauf pour descendre des Mig.

Et si, de l’autre côté de ce mur aquatique, il existait encore quelques arbitres bienveillants…

  1. La traduction française est fondée sur une version révisée par l’auteur en 1997.
Steven Sampson