Ceci est un « beau livre », au sens le plus immédiat de l’expression. Comme pour mieux soutenir la comparaison avec les superbes ouvrages représentés dans l’iconographie, il est particulièrement soigné : grand format, illustration abondante, couverture cartonnée rouge avec inscriptions en dorure, jaquette en quadrichromie représentant la tranche ouverte d’une superbe reliure moderne en motifs géométriques contrastés : ce livre sur les livres se désigne dès l’abord comme analogue à son objet.
Les illustrations sont d’une qualité rare, dans les marges du texte et très fréquemment en pleine page. Les « livres d’artiste », ceux dans lesquels le travail du peintre ou dessinateur s’émancipe de la fonction d’illustration pour s’imposer comme pure création, y ont une part importante ; ils encadrent l’ouvrage, du Train des fantômes, texte inédit de Michel Butor sur des lavis de Julius Baltazar rehaussés de couleurs aux crayons et à la craie, au Savoir des signes de Lionel Ray, illustré de six gravures d’Alain Bar. L’iconographie est riche de reliures somptueuses, notamment pour la Renaissance, dont ce fut l’âge d’or. Entre autres, la reliure parisienne d’une Bible de 1550 est exemplaire des « entrelacs monumentaux, enroulements de cuir, graphismes tridimensionnels » qui sont des motifs stylistiques récurrents sous le règne de Henri II. On découvrira ici aussi, et datant de la même époque, la reliure du genre « Grolier » et la reliure « à la fanfare ». Une telle inventivité se retrouvera au xxe siècle, bénéficiant de techniques de fabrication plus sophistiquées notamment pour créer des mosaïques de cuirs de couleurs différentes. On peut ici admirer, par exemple, une exceptionnelle reliure d’Alentour la montagne du poète André Frénaud, due à Monique Mathieu. Avec ces créations modernes, le livre gagne très souvent en épaisseur et en matérialité, il se présente comme un objet à voir, toucher, soupeser, constituant en lui-même une réalité sensible pour le lecteur.
Sont reproduites aussi des éditions prestigieuses possédées par le musée des Lettres et Manuscrits, dont cet ouvrage exploite le fonds : des manuscrits enluminés, avec une inventivité et une richesse de coloris qui suscitent toujours une pure fascination ; des incunables (ouvrages antérieurs à 1500) comme une Bible de Strasbourg datant de 1466, enluminée, l’une des premières Bibles imprimées ; la première édition illustrée du Décaméron de Boccace ; les deux premiers livres des Essais de Montaigne ; le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau… Toutes ces reproductions font de l’ouvrage ce que Gérard Genette nommerait un architexte, ou un gigantesque palimpseste, donnant à voir d’autres livres dans le livre, et entremêlant les époques d’écriture. Et comme l’histoire du livre est aussi celle de ses illustrations, elles sont ici nombreuses, marquant de grandes évolutions historiques : enluminures médiévales, gravures de la Renaissance et de l’époque classique, illustrations colorées à partir du XVIIIe siècle, avant le renouveau décisif opéré à partir de la seconde moitié du XIXe siècle grâce à la multiplication et la sophistication des techniques d’impression.
L’un des intérêts de cet ouvrage réside dans la diversité et la précision des éclairages techniques qu’il apporte. À la question implicite « qu’est-ce qu’un livre », il répond : d’abord du papier, une typographie, des illustrations, une mise en pages, une reliure… C’est moins un parti pris qu’une évidence qui s’impose au fil des pages : de l’invention du codex (révolution capitale qui lance son histoire en remplaçant le volumen, rouleau de papyrus ou de parchemin, par un ensemble de « cahiers » réunis par le dos) au « livre d’artiste », le livre a toujours mobilisé un « art » : au sens antique de fabrication artisanale, et au sens moderne de création originale. On apprend ainsi beaucoup : sur les caractères d’imprimerie ; sur la fabrication du papier ; sur le pliage et le format des feuilles à imprimer ; sur la création de l’Imprimerie nationale ; sur les techniques d’illustration en couleurs… Un très utile « glossaire des termes techniques du livre ancien » vient en fin d’ouvrage synthétiser heureusement les informations principales. Loin de « trivialiser » le livre, ces indications montrent toute la merveilleuse complexité de cet objet que nous avons entre les mains, apparemment banal mais en réalité infiniment complexe dans son histoire, sa fabrication et son fonctionnement.
Le texte de Pascal Fulacher en suit pas à pas les évolutions, en distinguant cinq grandes strates historiques qui scandent son histoire : du Haut Moyen Âge à Gutenberg ; du livre médiéval au livre moderne (1450-1520) ; le moment privilégié du « livre roi » (1520-1800) ; le XXe siècle, époque de « démocratisation et pluralisme » ; enfin le XXe siècle, orienté « vers un livre de création ». Le propos regorge de précisions historiques et esthétiques, et présente une masse d’informations rarement disponibles avec une telle acuité sur cette question. Il met aussi en évidence les interactions entre les évolutions techniques du livre, ses modes de présentation et de diffusion, et les enjeux idéologiques et esthétiques qu’il articule. C’est notamment le cas – pour n’en retenir qu’un exemple – avec la tentative mallarméenne de spatialisation du texte poétique, qui met à profit les ressources techniques de l’imprimerie pour créer de nouveaux effets de sens. Pascal Fulacher parle à propos de Mallarmé de « la découverte de la révolution typographique dans le livre » ; il s’agissait de « rendre « visibles » la lettre et le mot, et non plus seulement « lisibles ». Et l’auteur de montrer à quel point cette audace préfigurait celles des dadaïstes et des surréalistes, de même que les « poèmes-collages ».
Cet éclairage sur les implications esthétiques d’un choix typographique demeure cependant partiel. En effet le procédé de disposition typographique n’est pas neuf : il aurait fallu rappeler qu’il prolonge la pratique des « vers figurés » qui remonte à l’Antiquité, et dont s’inspire par exemple Rabelais lorsqu’il présente le texte de la « Dive bouteille » ; le même dispositif sera d’ailleurs à nouveau travaillé par Apollinaire, dont la nouveauté des Calligrammes réside surtout dans le néologisme qui les désigne. De plus, la tentative de Mallarmé (sur laquelle le poète s’est lui-même clairement expliqué) relève moins « du domaine pictural » comme l’affirme l’auteur qu’elle ne vise, en défaisant l’unité typographique et en introduisant des espaces dans le texte, à intensifier la polysémie des mots en les déliant du seul enchaînement syntaxique, et à créer un rythme, introduisant dans la lecture une scansion qui oriente le texte vers une esthétique musicale.
Rédigé par le conservateur du musée des Lettres et Manuscrits, cet ouvrage pourrait sembler relever d’une nostalgie pour cet objet merveilleux que fut le livre mais que les modes de diffusion du savoir dans la société technologique moderne paraissent vouer à une proche disparition. La question se pose en effet radicalement : qu’en sera-t-il du livre à l’ère des ordinateurs, d’Internet et de toutes les possibilités numériques de stockage et de transfert de documents ? La sacralité du livre (et d’abord du Livre par excellence qu’était la Bible – biblos en grec) s’appuyait sur sa capacité sans égale de conservation de l’écrit ; comme le rappelle dans son avant-propos Gérard Lhéritier, « depuis des siècles, les livres sont le support de notre mémoire, de notre passé, de notre histoire ». Est-ce encore vrai en une époque où les textes circulent, objets nomades infiniment transposables d’un support à l’autre ?
La réponse apportée est ici judicieusement ambiguë. Présenter le livre comme un « objet d’art », c’est bien entériner sa perte en tant qu’instrument fonctionnel, le muséifier au moment où il disparaît. Mais c’est aussi indiquer selon quelle modalité il va se prolonger : par sa réalité d’objet précisément, et même de bel objet, faisant contrepoint à la standardisation et à l’obsolescence programmée par les modes dominants de consommation culturelle. Cette réflexion, engagée dans la préface de Frédéric Barbier, court dans le filigrane de l’ouvrage avant de trouver son point d’orgue dans la postface très inspirée de Michel Sicard, qui est à la fois une récapitulation de l’histoire du livre et une célébration de ses vertus. Il montre comment le livre est toujours « enjeu de civilisation » dans toutes les strates de son histoire. Qu’il s’agisse du livre religieux ou du livre laïque qui le remplace progressivement, « l’espace du livre s’organise en une sorte de templum », avec ses marges et sa disposition en colonnes : mais il se montre tout autant « hospitalier à la pensée autre : le livre est l’espace même de l’ouverture et de la variation, comme de la liberté, et de l’outrance ». C’est pourquoi « aujourd’hui, le livre opère encore comme une matrice de notre intellection et de notre appréhension du monde ».
La fin du texte de Michel Sicard est une brillante synthèse des enjeux de cet ouvrage en ce qu’elle propose une variation ingénieuse sur le pli et le dépli, mode de fabrication et d’utilisation du livre, qui le rend irremplaçable par tout autre moyen : « Le pli (…) est la structure fondamentale du livre occidental (…), c’est une humanité tout entière qui se dessine, faite de surfaces différentes, étrangement aboutées dans un assemblage certes sériel mais à la fois cumulatif et mobile (…). Voilà, dans le pli et le dépli, la réussite du livre, sa mort différée et son utopie, que les écrans plats ne peuvent investir par manque de champ profond. »
Daniel Bergez
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