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Redécouvrir Gao Xingjian, prix Nobel 2000, dans sa Montagne de l'âme

Article publié dans le n°1081 (01 avril 2013) de Quinzaines

Avant Mo Yan, récemment distingué par le prix Nobel de littérature, Gao Xingjian avait été, en 2000, le premier auteur de langue chinoise à recevoir ce prix. Réfugié politique installé définitivement en France en 1989 à partir des événements de la place Tian’anmen, il avait obtenu en 1997 la nationalité française. Les éditions du Seuil viennent de rééditer l’ensemble de ses récits dans un beau volume qui permet de redécouvrir cet écrivain exigeant, aussi singulier que profond, actuellement traduit dans plus de quarante langues.
Gao Xingjian
La Montagne de l'âme et autres récits
Avant Mo Yan, récemment distingué par le prix Nobel de littérature, Gao Xingjian avait été, en 2000, le premier auteur de langue chinoise à recevoir ce prix. Réfugié politique installé définitivement en France en 1989 à partir des événements de la place Tian’anmen, il avait obtenu en 1997 la nationalité française. Les éditions du Seuil viennent de rééditer l’ensemble de ses récits dans un beau volume qui permet de redécouvrir cet écrivain exigeant, aussi singulier que profond, actuellement traduit dans plus de quarante langues.

Le volume regroupe La Montagne de l’âme, roman le plus connu de l’auteur, considéré à présent comme un classique de la littérature universelle, Le Livre d’un homme seul, à caractère fortement autobiographique, et un ensemble de nouvelles dont deux inédites en français.

Commandée par un éditeur en 1982 alors que Gao Xingjian résidait encore en Chine, La Montagne de l’âme fut achevée en France en 1989, au début de l’exil de l’écrivain. Entretemps, celui-ci avait réalisé trois voyages dans le bassin du fleuve Yangtsé. Prolongeant une vieille tradition culturelle chinoise (illustrée notamment par les grands peintres comme Shitao qui, au xviie siècle, conseillait de voyager pour s’inspirer sans cesse de la nature), Gao Xingjian était poussé par le désir de remonter aux sources de la civilisation chinoise. Il en avait rapporté nombre de récits légendaires et de scènes populaires qu’il a intégrés dans la trame du récit.

Tissant anecdotes, dialogues, réécritures de mythes, descriptions et narrations, le roman est ponctué par les « paysages », terrifiants ou sublimes, dans lesquels se fond l’âme du voyageur. Insérés dans la trame narrative du texte, ils présentent une exceptionnelle acuité de perception, une sensibilité raffinée au jeu des couleurs et des métamorphoses : « Tu portes ton regard vers l’endroit où les deux versants de la vallée se rejoignent, là où les cimes s’enchevêtrent dans la brume et les nuages (…). Le bleu sombre et les rayons dorés se mêlent dans les ondulations et les jaillissements de l’eau. »

Sur les cartes, la « Montagne de l’âme » est de localisation incertaine (« plus tu marches plus tu t’éloignes », dit au voyageur un « vieillard, sûr de lui »). Aussi la quête de ce lieu habité par l’esprit des ancêtres est-elle constamment relancée, chaque chapitre, ou presque, marquant une nouvelle étape. Le voyage devient même une errance qui est à elle-même son propre but (« Toi-même, tu ne sais pas clairement pourquoi tu es venu ici »), et de plus en plus consciente de son échec : « Tu continues à gravir les montagnes. (…) Mais quand tu parviens au sommet, tu ne découvres aucune de ces merveilles, tu ne rencontres que le vent solitaire. »

L’errance du voyageur est double, déployée aussi à l’intérieur de la conscience. Les descriptions de paysages alternent ainsi, comme en un contrepoint, avec des plongées oniriques d’une grande force hallucinatoire. Si ce tissage du réel et de l’imaginaire s’inscrit dans la tradition de la culture chinoise, Gao Xingjian en fait un principe constructeur, et presque musical, de ses œuvres, créant un effet de résonance – sinon de fusion – entre la nature et le monde intérieur. La leçon du taoïsme n’est donc pas pour rien rappelée dans un des chapitres du livre : « Le subjectif et l’objectif se respectent mutuellement et se fondent en un (…) le ciel et l’homme s’unissent ».

Le corps dérobé

C’est aussi autour du thème de l’errance qu’est organisé Le Livre d’un homme seul, paru en 2000, dont la matière autobiographique est recomposée dans une invention romanesque. Structuré en grande partie par la relation fictive avec une jeune Allemande qui porte en elle la mémoire des atrocités de l’histoire, la narration fait le récit d’une existence traversée par la mémoire de l’exil. Tout en restant allusives, beaucoup d’indications précieuses sont données sur l’enfance du narrateur, sa solitude, sa santé incertaine, son rapport privilégié avec une mère protectrice, actrice, qui lui donna le goût des arts et de la littérature.

La figure maternelle, et le deuil qu’en fait l’écriture, constitue le centre de gravité souterrain du livre. Dès le début est relatée sa mort, par noyade, dans un camp de rééducation où elle s’était volontairement rendue. Le corps de la mère hante le travail du texte, à la manière d’un objet perdu et démembré que seul pourrait peut-être reconquérir et recomposer l’acte littéraire : « Il n’avait pas vu le corps de sa mère. Tout ce qu’il avait gardé d’elle, c’était ce cahier où elle avait noté dans son journal ce qu’elle avait appris pendant sa rééducation par le travail. » Ce corps dérobé réapparaît par deux fois, dans un souvenir d’enfance, au centre et à la fin du livre, comme matrice et expérience fondatrice de toute la beauté de l’existence : « La première fois que tu as vu un corps de femme, c’était ta mère, par la porte entrouverte tu avais aperçu de la lumière (…). Tu appelles tout cela l’amour, le sexe, la tristesse, le désir qui te tourmente sans cesse (…) tout cela t’a complètement lavé, tu es devenu si transparent que tu t’es transformé en un filet de conscience de la vie, comme le rai de lumière qui filtre derrière la porte. »

Le retour vers l’enfance s’opère en contrepoint des évocations de la révolution chinoise, dont Gao Xingjian fut témoin et victime. Le livre présente en effet les fragments d’une chronique de la terreur politique qui s’abattit sur tout un peuple au moment de la Révolution culturelle. L’expérience personnelle de Gao Xingjian inspire toutes ces pages : prenant des positions modernistes en art, et appartenant à une famille bourgeoise, l’écrivain fut en effet tôt suspecté de compromission avec l’Occident. Il dut même partir en camp de rééducation pour travailler la terre de 1970 à 1975. Ses pièces de théâtre furent souvent censurées, et il lui fallut détruire ou cacher, en les enterrant, nombre de textes. Cette mémoire douloureuse ne faisait qu’affleurer dans La Montagne de l’âme. Elle fait retour dans ce livre à intervalles réguliers, composant de manière compulsive et par fragments une fresque terrifiante : violences et cruautés, exhibitions publiques, lynchages et exécutions : « Là, les condamnés étaient ligotés de la tête aux pieds et sur l’écriteau qui pendait sur leur poitrine était inscrit en caractères noirs leur nom et ce dont ils étaient accusés, une croix à l’encre rouge barrait leur nom, on les étranglait avec un fil de fer qu’on serrait autour de leur cou (…). »

La rivière de l'oubli

Avec les images de la mère, l’évocation de la tourmente politique de la Chine communiste s’inscrit dans un complexe thématique structuré par deux polarités : l’obsession de la mort, et le retour à l’enfance. Celui-ci ponctuait déjà, à la façon d’un leitmotiv, La Montagne de l’âme : « je rêve souvent que je vais à la recherche de la maison de mon enfance ». Comme dans une catabase antique, ces rêves sont autant de descentes dans le monde des morts : « j’ai hâte de rentrer dans ma maison, ma grand-mère maternelle m’attend pour manger (…) ils ont dit qu’elle était morte à l’hospice, je dois retrouver ce lieu pour être digne de ma mère qui est morte ». L’obsession de la mort se greffe ainsi presque toujours sur les images du souvenir, corrodant de sa lucidité sans espoir le travail de la mémoire. La Montagne de l’âme est d’ailleurs parsemée d’épisodes ou d’images macabres : celles d’une jeune fille suicidée, d’une jeune femme sectionnée par les roues d’un train, d’une « jeune fille venue de la ville qui a sauté dans le fleuve »…

La mort est toujours évoquée comme une disparition définitive, un engloutissement dans le néant qui n’appelle nulle rédemption et ne convoque aucun au-delà. Sur ce plan aussi Gao Xingjian prolonge la pensée traditionnelle chinoise : pour le taoïsme, la réalité, certes animée par le souffle qui s’incarne dans les deux principes contraires du yin et du yang, s’assimile à un vide originel que rien ne peut combler. L’absence de toute perspective métaphysique est ainsi régulièrement formulée dans cette œuvre : « L’homme vient au monde dans les pleurs et les cris, il le quitte dans le vacarme. Voilà la nature humaine » ; « Dans la rivière de l’Oubli, tout le monde est à égalité, la fin des hommes et des loups, c’est toujours la mort » (La Montagne de l’âme). Ce nihilisme ne donne lieu à aucune construction intellectuelle. Il est formulé sur le mode du simple constat, rendant impossible toute sublimation du réel par l’art. La Montagne de l’âme s’achève d’ailleurs par l’aveu d’une impuissance définitive à connaître et à comprendre : « Faire semblant de comprendre mais en fait ne rien comprendre. / En réalité je ne comprends rien, strictement rien. / C’est comme ça. »

Ce sentiment de non-sens, qui frôle parfois le désespoir absolu, s’inverse tout autant dans une perception intense de l’existence, une énergie à vivre et une disponibilité à accueillir la plénitude de l’instant. Cette joie d’exister qui se suffit à elle-même hors de toute détermination psychologique donne lieu aux plus belles évocations, qui tissent souvent la trame d’une narration onirique : « (…) le fil de la vierge de tes souvenirs s’est affiné mais il reste parfaitement distinct devant tes yeux, il est fin comme un cheveu, il ressemble aussi à une fente dont les deux extrémités se fondent dans l’obscurité, il perd sa forme et se disperse, devenant un minuscule rai de lumière avant de se transformer en autant de grains de poussière infinis, puis ils t’enveloppent, et la lumière se rassemble dans ces bords de nuages déchiquetés (…) » (La Montagne de l’âme).

Cette capacité à vivre la plénitude sensible de l’instant permet à Gao Xingjian de déjouer tous les topoï de la complaisance élégiaque, autant que l’image douloureuse de l’écrivain exilé. Si l’enfance est une source nourricière, elle demeure à jamais lointaine, et impossible à rejoindre : « tu ne peux t’empêcher d’être ému, comme si tu revenais dans ton enfance, mais tu sais naturellement qu’elle a disparu à jamais », affirme Le Livre d’un homme seul. Le texte opère d’ailleurs globalement une liquidation de la nostalgie par une liberté conquise dans les drames de l’histoire : « tu te demandes si tu n’as pas la nostalgie du pays natal, tu réponds catégoriquement que non, cela fait longtemps que tu as rompu avec ce sentiment, définitivement ! (…) Désormais, tu es un oiseau libre, tu peux voler là où tu veux ».

Une écriture de la modernité

L’errance est donc volontaire, accordée à la légèreté essentielle de la condition humaine, vouée à n’être qu’un passage : « Je préfère errer de-ci de-là, sans laisser de trace (…). Je n’ai aucun lieu où m’enraciner » (La Montagne de l’âme). Les caractéristiques esthétiques de l’écriture de Gao Xingjian s’expliquent par là. À première vue il est vrai, l’écrivain s’inscrit parfaitement dans la tradition du récit chinois par un art maîtrisé de la diversité : il juxtapose des narrations aux registres variés, des thèmes tantôt populaires et tantôt tirés de la culture archaïque, le tout porté par une grande fluidité narrative qui fait alterner récits, dialogues et descriptions… Mais il rejoint aussi par là l’un des traits de la modernité littéraire : le caractère poly-générique de ses textes est marquant, accentué par l’irruption assez fréquente de la voix narrative, en surplomb, qui médite, s’interroge ou commente. La liaison entre ces différents registres est permise par l’allure assez librement orale de l’écriture. Gao Xingjian a plusieurs fois précisé qu’il rédige fréquemment ses textes en partant d’une première version improvisée au magnétophone – ce qui lui permet de transcrire ce qu’il nomme un « flux de langage » (expression qu’il préfère au « flux de conscience » occidental). Les vastes plongées oniriques de ses textes doivent beaucoup à cette souplesse. Elle lui permet en outre une approche proprement littéraire de la narration puisque l’« écoute » de la langue la désinstrumentalise, et en fait la matière première de l’œuvre.

Le trait le plus marquant de l’écriture de Gao Xingjian est cependant la façon dont il désigne ses personnages, et en premier lieu le narrateur : en faisant alterner les trois personnes de la conjugaison, je/tu/il. Le procédé problématise l’identité, la pluralise, en fait une somme de possibles toujours instables et variables. C’est une ultime errance, dans cette œuvre traversée de questionnements sans réponses. La Montagne de l’âme s’interroge ainsi sur « cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe ». Le moi du narrateur peut être ainsi assimilé à un « minuscule grain de sable » (La Montagne de l’âme), ou être emporté dans la déclinaison sans fin de tous ses avatars possibles : « Tu as besoin de prendre une contenance (…) tu as besoin d’être comme la brindille épineuse du jujubier (…) tu as besoin de t’accoupler à une louve (…) tu as besoin de couler lentement au fond de l’eau (…) » (Le Livre d’un homme seul). L’un des chapitres réflexifs de La Montagne de l’âme, dans lequel le roman s’auto-définit, précise que le « tu » est « le reflet de la figure du “je” », tandis que le « il » « constitue la toile de fond devant laquelle évolue ce “tu”, l’ombre d’une ombre, même s’il n’a pas d’apparence et n’est encore qu’un pronom personnel ».

Ce jeu d’ombres portées fait beaucoup penser à une scénographie théâtrale, rappelant au lecteur que Gao Xingjian est aussi dramaturge. C’est d’ailleurs en tant qu’écrivain de théâtre qu’il a d’abord été connu, et contesté pour « modernisme » en Chine. Les pièces de Gao Xingjian, publiées par les éditions Lansman et par le Seuil, montrent effectivement sa proximité avec Beckett (l’un des premiers auteurs qu’il ait traduits en chinois), par le développement d’intrigues minimalistes, le choix de personnages indéterminés, et des propos qui oscillent entre une apparente insignifiance anecdotique et des méditations profondes sur l’existence. De façon plus déstabilisante peut-être que dans ses récits, l’auteur fait alterner dans ses pièces les pronoms personnels, tout autant pour mettre en évidence la dimension proprement théâtrale de ces œuvres, que pour miner le confort de l’identité – en faire une question plus qu’une certitude psychologique – en refusant de donner corps à l’énigme de chaque personnage.

Ces choix esthétiques sont également manifestes dans les œuvres picturales de Gao Xingjian. Il est en effet aussi artiste peintre, exposé dans le monde entier (Europe, États-Unis, Taiwan, Singapour…). Ayant choisi de prolonger la tradition de la peinture à l’encre de Chine, il développe une inspiration qui oscille entre l’abstraction et la figuration onirique. Ses grandes œuvres sur papier sont l’équivalent des voyages intérieurs de ses récits ; on y retrouve les « paysages », le motif de la « maison », les thèmes de l’enfance et de la mort, avec des personnages qui sont traités comme d’énigmatiques silhouettes, se confondant presque avec le geste du pinceau qui les inscrit dans l’espace de l’œuvre.

Sur ce travail pictural, qui éclaire bien des traits de la création littéraire de Gao Xingjian, il est possible de consulter Pour une autre esthétique, essai théorique qu’il publia en 2001 chez Flammarion. Les éditions du Seuil préparent également sur l’œuvre du peintre un « beau livre », très richement illustré, qui paraîtra en octobre 2013.

Daniel Bergez

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