Né en 1861 et mort en 1942, Blanche fut surtout un peintre de la Belle Époque, fréquentant le tout-Paris artistique et mondain. Fils du docteur Émile-Antoine Blanche, qui soigna dans sa clinique Gérard de Nerval, Théo Van Gogh et Maupassant, il fut dès l’enfance introduit dans les milieux de la bonne société où se recrutera plus tard l’essentiel de sa clientèle. Suivant le fil d’une biographie artistique, Jane Roberts éclaire la formation du futur peintre. Délaissé par son père, qui comprit vite que son fils n’aurait pas de goût pour la médecine, il trouva auprès de sa mère une attention bienveillante et une complicité qui lui permirent de développer ses nombreux talents. Si Blanche se choisit peintre, il fut aussi un musicien très doué et un écrivain prolifique. L’un des mérites de ce livre est de le rappeler, en citant et recensant les nombreux écrits qu’on lui doit : des romans et ouvrages de réflexion esthétique, des chroniques artistiques, et des correspondances fournies avec certains des grands esprits de l’époque : Mauriac, Gide, Cocteau…
Cette diversité de talents – parmi lesquels il choisit très tôt la peinture – ne lui conféra pas l’aura protéiforme d’un Cocteau, et fut même utilisée comme un argument à charge contre lui. Blanche fut toute sa vie un être qui se chercha sans parvenir à se fixer. À la fin de l’ouvrage, une double page significative reproduit ses différentes signatures, dont le graphisme incertain et variable surprend, à une époque où le développement commercial du marché de l’art et la promotion médiatique de l’« artiste » tendaient à l’inverse à fixer la signature comme une estampille à valeur marchande. Le livre suggère, de façon seulement allusive, les tourments intérieurs de Blanche, marié mais demeuré sans enfants : ses œuvres comme ses amitiés (souvent ombrageuses) traduisent une fascination secrète – que l’art seul pouvait sans doute dire, voire sublimer – pour le monde de l’homosexualité. Ses plus beaux portraits sont assurément ceux de Proust, de Gide, et celui de sir Roy Coleridge Kennard, fils d’une grande amie d’Oscar Wilde. Parfaitement reproduit avec sa touche nerveuse et inspirée, une alliance d’improvisation et de maîtrise, ce portrait est illuminé par une tête extraordinairement vivante, empreinte de sensualité féminine.
Jouant le jeu du simulacre social (il fréquenta en permanence la bonne société mondaine, à Paris comme à Londres, où il se rendit souvent), mais pétri de contradictions intimes, Blanche n’avait guère d’estime pour lui-même. Complexé par son physique et jamais satisfait de son travail, il semble s’être vengé de ses déconvenues par une propension à la méchanceté dont ses contemporains ont laissé nombre de témoignages. De cet « homme douloureux » (Jeanne Mauriac), l’une de ses connaissances, Meg, écrira dans son journal : « sa bouche haineuse et sa face glabre se sont accentuées en laid. Il me dégoûte cet être insexuel, jaloux et méchant ». Ses options politiques offrent l’image d’un personnage essentiellement réactionnaire, dont les convictions sont seulement celles de sa caste. Au début des années 1940, et au contact d’amis comme Drieu la Rochelle et Paul Morand, il a d’ailleurs glissé vers une admiration pour l’Allemagne et le maréchal Pétain, devenant même (lui qui avait pourtant bien connu et admiré Proust et Léon Blum) un antisémite convaincu.
On ne s’étonne donc guère du petit nombre d’expositions rétrospectives consacrées à ce peintre (1943, 1977, 2002). D’autant que Jacques-Émile Blanche s’est volontairement situé en dehors des courants de la modernité. Contemporain de Cézanne, Picasso, Braque, Léger, Dalí, Matisse, et de tant d’autres, il a toujours affirmé son attachement à une conception purement « sensible » de l’art, loin des expérimentations plastiques et des audaces théoriques des grands artistes de son temps. Se voulant le défenseur de la « vraie peinture » (qu’il assimilait à Renoir et Manet, c’est-à-dire tout de même à la « modernité » contemporaine de sa formation artistique), il écrivit de Picasso, non sans une relative justesse : « Selon moi, tout le prétendu mystère se réduirait à quelque chose de très simple. J’aperçois une facilité, une virtuosité d’enfant prodige très malin et de beaucoup de goût […]. Adulte, il continue de jouer la carte surprise. »
L’étude de Jane Roberts, menée avec autant d’honnêteté que de sympathie pour cet artiste, ne dissimule aucune des facettes du personnage. Elle permet d’autant mieux de découvrir ou redécouvrir le peintre talentueux que fut Jacques-Émile Blanche. L’absence chez lui de grande ambition esthétique affichée lui a permis de condenser le meilleur de sa sensibilité dans le travail pictural. La qualité des reproductions permet ici de saisir la diversité de la touche, vivante et vibrante, le sens du chatoiement coloré obtenu paradoxalement, comme chez les très grands peintres, avec une gamme de tons assez réduite. Chez Jacques-Émile Blanche, la peinture ne fixe rien – ni une idée d’elle-même, ni une vue du monde – ; dans les meilleurs tableaux, elle demeure instable, oscillant entre une logique de la représentation, seulement jouée par un registre maîtrisé de l’esquisse, et un plaisir du geste et de la couleur, qui s’imposent presque comme visées autonomes de la peinture.
L’essentiel n’étant pas le « sujet » mais la peinture, Jacques-Émile Blanche a pratiqué les principaux registres de la tradition des siècles antérieurs, à l’exception des « tableaux d’histoire » : on lui doit des natures mortes, des paysages urbains, des intérieurs, des portraits… Bien des œuvres trahissent des influences visibles. On pense tantôt au japonisme et à Gauguin, tantôt à Bonnard et à Vuillard. Ingres est dans certains portraits, tandis que d’autres toiles empruntent – volontairement ou non – à Degas ou à Monet. De Manet, dont certains tableaux reprennent la technique empâtée et la mise en espace, le peintre dira : « Je l’ai aimé comme un aime une personne trop tôt enlevée à votre admiration. » Dans une autre confidence, il affirma : « c’est Gabriel Fauré […] que j’aimerais avoir été ». L’historien de l’art voit dans ces identifications multiples et ces variations de manière un artiste qui se cherche sans jamais se trouver. L’amateur de peinture peut à l’inverse s’enchanter de ces miroitements esthétiques, qui exploitent les possibles de la peinture sans les réduire en un dogme esthétique. Au reste, s’il se disait fermé à la « modernité » de son temps (« Je sais que les jeunes gens trouvent les pommes plus intéressantes que les visages. Moi pas »), Jacques-Émile Blanche fut un des rares à apprécier pleinement Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky à sa création (1913).
Le livre de Jane Roberts marque par la qualité du propos, aussi clair qu’informé (même si l’on regrette que les commentaires proprement esthétiques ne soient souvent qu’esquissés), comme par la beauté de la maquette, qui entrelace le texte et les reproductions, et accompagne celles-ci de précieuses notices. Ce sont même de véritables dossiers qui éclairent les grands portraits. Ami de Proust (jusqu’à l’affaire Dreyfus), Jacques-Émile Blanche fit son portrait en 1892 ; trouvant le tableau « très ressemblant » mais « exécrable », il le coupa dans son format actuel. Récupérée de justesse par l’auteur de la Recherche, la toile fut conservée par l’écrivain dans son salon jusqu’à sa mort. Le portait que Blanche fit de Gide, sans doute moins connu, est certainement plus réussi, traversé par le sens du mystère et de l’ambiguïté que l’écrivain lui inspirait.
Daniel Bergez
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