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La langue coupée

Article publié dans le n°1095 (16 déc. 2013) de Quinzaines

Avec L’Art français de la guerre, prix Goncourt 2011, Alexis Jenni s’était imposé comme un romancier aussi original qu’ambitieux. Les Élucidations marquent un retrait volontaire par rapport à l’ampleur totalisante de l’écriture romanesque. Le livre est construit autour de « souvenirs » restés à l’état de « fragments », que le narrateur interroge comme « la partie d’une très grosse pierre enterrée. Alors je prends la pelle, et je creuse autour ».
Alexis Jenni
Elucidations. 50 anecdotes
Avec L’Art français de la guerre, prix Goncourt 2011, Alexis Jenni s’était imposé comme un romancier aussi original qu’ambitieux. Les Élucidations marquent un retrait volontaire par rapport à l’ampleur totalisante de l’écriture romanesque. Le livre est construit autour de « souvenirs » restés à l’état de « fragments », que le narrateur interroge comme « la partie d’une très grosse pierre enterrée. Alors je prends la pelle, et je creuse autour ».

Même si l’identité du narrateur reste voilée, inassignable, déjouant donc les facilités et continuités suspectes du récit autobiographique, les épisodes qui se succèdent ici renvoient directement au passé de l’écrivain. La ville de Lyon est plusieurs fois évoquée (notamment au moment de mai 1968, qui suscita la frayeur de la grand-mère). En arrière-plan se dessinent les ombres terrifiantes de la Shoah, les violences de la guerre d’Espagne. Mais ce sont des fragments d’enfance et d’adolescence qui occupent les premiers plans : la figure du père, l’image des grands-parents, la reproduction d’une œuvre de Georges de La Tour accrochée au mur dans l’appartement, la terreur enfantine des escargots…

L’écriture dérive à partir d’éléments parfois insignifiants, selon une logique transversale, métonymique, qui reproduit le mécanisme inconscient des « associations d’idées ». De l’évocation d’une célèbre photographie de Robert Capa, un chapitre glisse ainsi à la mort du photographe, puis à la mort du père du narrateur, qui, n’ayant eu nul témoin, réactive finalement le registre photographique : « Sa mort est dans le négatif qui n’a pas vu la lumière, dans le noir qui est entre les images et occupe ensuite toute la place. » De même, le souvenir d’un « livre velu », livre-objet conçu par un artiste, conduit à une longue évocation de l’apprentissage de l’écriture, parallèle à la pousse des poils sur le corps de l’adolescent.

Ces décentrements suggèrent en permanence que le « souvenir » n’est jamais fixe, comme une image qu’il suffirait de faire apparaître de nouveau : il est un agglomérat de strates temporelles diverses, il circule entre différentes couches du passé, et conduit jusqu’au présent de l’écriture. C’est pourquoi le rapport entre mémoire et écriture est ici instable et mobile. Certaines pages se placent dans le registre de l’autobiographie élégiaque, portée par un désir de reviviscence émue ou attendrie. La figure du père, notamment, dont le livre représente l’esquisse d’un « tombeau », cristallise les images les plus denses d’un passé fondateur, marqué par l’admiration et continué par le travail de l’écrivain.

Mais l’écriture demeure prise entre l’hommage et la perte. Car la vérité du souvenir est aussi faite d’oubli : « Je ne me souviens pas pourquoi j’ai oublié cela ». Et, étrangement, comme une sourde menace qui rôde à chaque instant, une entropie générale gouverne toutes les activités liées au livre : si « en écrivant on ajoute un peu de nuit, on construit par le pinceau la présence du vide », symétriquement « lire décape, gratte les parois intérieures du puits, creuse un peu plus ce gouffre dont on ne sait pas le fond ».

Une hantise de la perte irrémédiable et du vide infini traverse ainsi cette écriture, masquée souvent derrière des notations apparemment anodines, mais parfois exhibée dans l’évocation de figures disparues : « Il manque. Il me manque comme un membre que l’on m’aurait tranché. […] Comme un membre fantôme il continue de bouger. Il manque ». Un chapitre saisissant assimile le métro, où « on descend, on remonte et on sort », au « lieu des morts » où peut s’opérer une catabase qui rappelle les aventures d’Ulysse – sauf que dans ce monde-là, réel, « le métro passe à travers des trous pleins de chairs mortes ».

Cet imaginaire organique, qui inclut la fatalité de la dégradation, s’impose dès le premier chapitre qui, par métaphore, fait office de pacte de lecture. À partir d’un souvenir d’enfance dans une boucherie, c’est la question de la langue qui est posée. Elle est d’abord pour l’enfant une « grosse langue de bœuf coupée » ; par opposition avec la cervelle, « la langue, elle, me résistait […] J’avais dans la bouche quelque chose de consistant ». C’est qu’elle a été définie d’abord comme une « texture de fibres entrecroisées » – autrement dit, et sans que l’enfant ait alors pu le comprendre, un tissu, un texte donc, qui conduit à cette dernière notation : « je sentis que la langue est bien plus ferme que la pensée ».

La langue de l’écrivain est donc liée au corps. Si elle en assume le destin mortel, elle sait aussi donner une chair fibreuse à sa beauté fragile. L’une des raisons – peut-être inconsciente – du choix de l’écriture fragmentaire dans ce livre tient probablement à ce désir de transcrire la vérité de la sensation sans l’enchâsser dans la trame implicitement discursive, et soucieuse de cohérence, du roman. Jenni refuse les préciosités d’un « style artiste » qui tenterait d’épuiser la richesse du sensible. Il choisit plutôt une expression en retrait de ce qu’elle dit, avec des mots simples mais évocateurs, scandés par des reprises à valeur musicale, et rehaussés de métaphores synesthésiques : « des bulles de sons venues d’en bas venaient crever dans l’ombre de ma chambre ». Les notations les plus fréquentes sont lumineuses, telle cette « ombre frémissante percée de soleil, comme une peau de léopard en négatif ». Lumière cadrée dans l’embrasure d’une porte, rappelant souvent des mises en scène picturales, ou qui traverse les êtres, comme sur la « peau lumineuse » de la mère, « transparente, transverbérée par la lumière langoureuse de septembre », elle porte souvent une dimension mystique.

Peut-être est-ce le vrai sens du titre « Élucidations » : façon non pas de résoudre une énigme, mais, au sens étymologique du mot, de l’amener à la lumière. Cette écriture en effet ne décrypte pas ; elle reste en retrait du discursif (même si elle ne rejette pas ce registre) ; elle rencontre plutôt, à chaque fois, le mystère d’une existence qui se donne par fragments. La position de l’écrivain semble à vrai dire admirablement figurée par les souvenirs d’enfance qu’il rapporte au début : lorsque, assis sur une chaise de bébé, il voyait « la fenêtre inaccessible, donnant sur le ciel ensoleillé, et tous en me tournant le dos regardaient dehors. Elle était pour moi hors d’atteinte, cette fenêtre ouverte d’où venait la lumière, j’étais prisonnier du cercle de bois de ma chaise qui faisait tablette à hauteur de mon ventre ». Une variante paternelle, dénuée de toute angoisse, intervient dès le chapitre suivant : « J’étais en pyjama, la chemise ouverte, peau nue dans la nuit douce qui entrait par l’embrasure. Mon père penché au-dehors dépliait un par un les battants de métal ».

Ce dépliement n’est pas sans analogie avec le rythme même de la succession des courts chapitres de ce livre. Le temps a passé ; le fils a pris la place du père, et le livre en rejoue les gestes : penché vers la lumière qui aimante une promesse d’infini à partir de l’espace circonscrit de la chambre.

Daniel Bergez

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