Sur le même sujet

A lire aussi

Gérard Genette ou les saveurs de l'alphabet

Article publié dans le n°1056 (01 mars 2012) de Quinzaines

Après Bardadrac (2006) et Codicille (2009), Gérard Genette poursuit sa série d’abécédaires dans Apostille, qui mêle avec bonheur, au hasard des sollicitations de l’alphabet, les souvenirs, réflexions, rêveries et ébauches de confidences d’un grand intellectuel. Connu pour le rôle qu’il joua naguère dans la Nouvelle Critique, mais détaché de toute ambition théorique ou magistrale, il se livre ici à une pratique savoureuse de l’écriture qui mêle les registres, et convie le lecteur à parcourir les multiples sentiers de traverse d’une vaste culture.
Gérard Genette
Apostille
(Seuil)
Après Bardadrac (2006) et Codicille (2009), Gérard Genette poursuit sa série d’abécédaires dans Apostille, qui mêle avec bonheur, au hasard des sollicitations de l’alphabet, les souvenirs, réflexions, rêveries et ébauches de confidences d’un grand intellectuel. Connu pour le rôle qu’il joua naguère dans la Nouvelle Critique, mais détaché de toute ambition théorique ou magistrale, il se livre ici à une pratique savoureuse de l’écriture qui mêle les registres, et convie le lecteur à parcourir les multiples sentiers de traverse d’une vaste culture.

De « Abécédaire » (où le livre commence par se désigner dans son principe de construction) à « Zoom » (qui s’achève par « la mémoire est un zoom infini », renvoyant au procédé de grossissement du détail qui oriente souvent l’écriture), le livre se déploie en une succession d’entrées qui nous font passer, entre autres, par « Bordel », « Chartreuse », « Frottement », « Médialecte », « Râteau », « Viagra »… C’est dire si Genette use ici des multiples ressources de surprise et d’incongruité que ménage l’arbitraire de l’ordre alphabétique, déjouant ostensiblement la tentation d’une œuvre construite et d’un projet établi, en s’en remettant aux hasards (choisis tout de même) des mots.

En ce sens, sa tentative n’est pas celle d’un théoricien, ni (comme on l’imaginait davantage dans les deux volumes précédents) d’un autobiographe : plutôt celle d’un écrivain (celui que Genette aurait rêvé d’être ?), qui a d’abord affaire à la langue. Comme Francis Ponge, auquel certains articles font manifestement penser, il va des mots aux choses et des choses aux mots, entremêlant les fils du lexique avec ceux de sa réflexion, de ses goûts et de sa vie. Cette démarche, qui exclut toute cohérence préconstruite, se retrouve à l’intérieur des articles, ne serait-ce que par des titres souvent décalés par rapport à la teneur effective du texte ; ainsi « Transition » n’est pas une réflexion sur l’art de la liaison dans un discours, mais un souvenir autobiographique, traité comme un pastiche stendhalien, sur l’éducation sentimentale de l’auteur…

Se déplaçant d’un point à un autre sans prévisibilité pour le lecteur, l’écriture semble obéir au schéma du « rhizome » cher à Gilles Deleuze, en une structure ne faisant pas système et où tout point est un centre potentiel à partir duquel l’ensemble peut se réorienter dans un sens imprévu. Comment ne pas imaginer, aussi, que l’auteur de Figures exploite ici les possibilités offertes par les « tropes » (métaphore et métonymie) : on glisse d’une question à l’autre par des relations de « similarité interne », ou de « contiguïté externe », selon les termes du linguiste Jakobson, dont Genette s’était d’ailleurs inspiré pour montrer avec brio comment l’articulation de ces deux figures fonde la poétique proustienne.

On découvre ainsi, chemin faisant, un Genette aux multiples facettes : un grand amateur de cinéma (nombre de films sont cités, parfois commentés) ; un mélomane capable de parler remarquablement, et avec une précision musicologique rare, de l’opéra, de Bach, du jazz, du trombone… ; il se fait aussi de temps à autre le mémorialiste et moraliste de son époque, secrètement impitoyable dans ses analyses mais gardant toujours la réserve distanciée de l’humour (voir l’article « Banane »…) ; le livre est également émaillé de confidences personnelles, données comme des fragments de ce que Genette nomme la « poésie du souvenir » : sur sa mère, sur le travail de cardage des matelas de sa famille, ou sur son âge ; bien des fois, la gravité n’est pas loin, comme lorsque, dans la dernière page, il cite Cioran ; mais la tonalité dominante est plutôt faite de fraîcheur intacte (notamment dans l’évocation des émotions esthétiques), de complicité candide ou espiègle avec le lecteur (lorsqu’il parle de ses aventures amoureuses avec une sorte de forfanterie – jouée ? – presque adolescente : voir les articles « Flirt » ou « Zoom ») ; Genette n’exclut même pas une certaine bouffonnerie qui joue avec son propre ridicule (comme à l’article « Camion » où, juste après avoir évoqué Kant, il ne se refuse pas le plaisir de raconter une « histoire “belge” »…).

Un tel mélange de registres, allié à cette liberté d’allure, n’est pas sans évoquer certains écrivains dont l’auteur de Palimpsestes connaît mieux que quiconque le pouvoir de séduction mimétique. Les « intertextes », comme il disait naguère, sont multiples. On pense notamment à Montaigne, dont il reprend à la fois l’allure « à sauts et à gambades » (« je me suis un peu égaré en chemin, mais je quitte cette digression liminaire… ») et les protestations à moitié jouées sur l’inutilité de son livre. Diderot n’est pas loin non plus, celui de Neveu de Rameau, dont le début est cité en 4e de couverture (« J’abandonne mon esprit à tout son libertinage »). On perçoit aussi une parenté profonde avec la tentative de Michel Leiris dans La Règle du jeu : un souci de précision presque maniaque parfois, allié à une conscience linguistique et poétique très sûre (d’ailleurs, les trois titres de cette série ne rappellent-ils pas Biffures, Fourbis, Fibrilles et Frêle bruit ?). Perec est quant à lui directement convoqué par un très long article, « Souvenances », qui reprend en anaphore l’un de ses titres, « Je me souviens », déclinant une multiplicité d’images charriées par la mémoire. On songe aussi plusieurs fois à Ponge, notamment pour le goût des « choses », et la poétique de la langue qu’elles suscitent dans une recherche paradoxale de la précision lexicale. Plus lointainement, la démarche de Genette pourrait aussi s’apparenter aux « arts de la conversation » que pratiquait l’élite cultivée de l’Ancien Régime – avec, comme dans les salons des XVIIe et XVIIIe siècles, un mélange de sérieux et de brio, un goût de l’« esprit » qui se nourrit d’un jeu avec l’interlocuteur (ici le lecteur).

Le livre n’est pas pour autant une palinodie du travail de réflexion théorique et critique que l’on doit à Gérard Genette. S’il dit vouloir se débarrasser du terme de « Métalepse » qu’on lui associe encore, il ne renie pas, mais réargumente de biais et sur un mode ludique certains des acquis de l’ex-Nouvelle Critique. Ainsi du procédé de la mise en abîme : le livre se désigne constamment, de manière directe ou indirecte, dans les titres des articles (« Abécédaire », « Apostille »), ou à la façon d’un impromptu (comme lorsqu’il parle de son « flirt » avec l’écriture de soi, ou quand il traite de la « Modulation » musicale, cette exceptionnelle « capacité aux transitions »). Toute la tentative de rationalisation et d’organisation taxinomique de l’analyse littéraire qu’on doit à Genette semble même s’éclairer ici par son goût, qui remonte à l’enfance, pour tout ce qui s’articule, s’entrecroise, forme un système technique parfaitement visible et compréhensible : voir les articles « Calamine, « Camion », « Cardan », et surtout « Œuf », souvenir revécu avec les yeux de l’enfant, dominé par la figure de la mère en train de repriser, et son travail d’« entrecroisement des fils de laine » – qui fait naturellement signe vers l’étymologie (textus, tissé) du mot « texte ». On a l’impression de comprendre à présent que les recherches de Genette ont toujours superposé ces trois images fondatrices : la forme parfaite de l’œuf en bois, avec sa beauté sensible, la présence tutélaire de la figure maternelle, et la besogne, merveilleuse de précision et d’efficacité, d’entrelacement des brins d’un tissage.

L’article « Bricolage », apologie du travail manuel à partir de la définition du terme proposée par Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, avant de dériver par métonymie sur la main, confirme ce tuf profond dans lequel s’enracine le travail de Genette. Ce qui permet sans doute de redécouvrir Figures, le livre fondateur (comme le souligne ici l’auteur dans l’article à cette entrée) : le retour ostensible à la rhétorique, affiché en titre, n’y est pas la marque d’un appauvrissement « formaliste » de l’écriture littéraire ; bien plutôt une manière de l’inscrire, justement et modestement, dans un travail, de la concevoir comme une pratique qui n’oublie pas sa dimension matérielle, et même corporelle. Si l’« Apostille », ainsi que le rappelle l’article à cette entrée, se joue dans « l’après-coup », elle est en l’occurrence une invite séduisante à relire avec plus d’intelligence et de saveur encore les travaux critiques de Genette. 

Daniel Bergez

Vous aimerez aussi