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Exercice de mémoire

Article publié dans le n°1033 (01 mars 2011) de Quinzaines

 Portraits, voyages, anecdotes… Le compositeur Henry Barraud (1900-1997), qui fut une personnalité importante de la vie musicale et cultu­relle dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, rédige au seuil du grand âge ce qu’il appelle un « essai autobiographique » dans lequel il retrace ses années de formation, sa carrière de musicien, l’œuvre accomplie au sein de la Radio, dont il a longtemps dirigé la Chaîne nationale.
Henry Barraud
Un compositeur aux commandes de la radio. Essai autobiographique
 Portraits, voyages, anecdotes… Le compositeur Henry Barraud (1900-1997), qui fut une personnalité importante de la vie musicale et cultu­relle dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, rédige au seuil du grand âge ce qu’il appelle un « essai autobiographique » dans lequel il retrace ses années de formation, sa carrière de musicien, l’œuvre accomplie au sein de la Radio, dont il a longtemps dirigé la Chaîne nationale.

Dans l’esprit de Henry Barraud, cet essai autobiographique n’a pas d’autre destinataire que lui-même, sa femme, et éventuellement ses enfants (ces derniers ont opté pour la publication). L’École se demande volontiers quels sont les « enjeux » d’une autobiographie ; ici, il s’agit pour l’auteur, aidé de carnets, d’agendas, de lettres d’époque, de consigner ce dont il se souvient de son passé pour ne pas en perdre toute trace dans le cas où sa mémoire ferait naufrage. Il nous dit se livrer à « un exercice de mémoire plus que de rédaction », parle de « souvenirs parfaitement égocentriques ». Il laisse de côté les souvenirs les plus intimes, ceux que d’après lui l’oubli ne menace pas. Aussi, et contrairement à une caractéristique du genre, cette autobiographie n’est-elle pas centrée sur la vie privée de l’auteur ; en ce sens, nous aurions plutôt affaire à des mémoires, le témoignage l’emportant sur l’introspection. L’absence de destinataire, quant à elle, rapprocherait ce récit du journal intime et l’exclurait, comme celui-ci, du jeu du « pacte autobiographique » analysé par Philippe Lejeune (1).

Mais les choses ne sont pas aussi simples. De ce point de vue, écrire c’est un peu comme faire de la musique. On joue toujours plus ou moins pour quelqu’un, fût-il mort ou éloigné ; Henry Barraud le dit lui-même vers la fin de son texte, « la plume à la main, on ne peut complètement s’abstraire de l’état d’esprit d’un écrivain qui s’adresse à un public ». Il se trouve en outre que Henry Barraud maniait la plume avec une particulière aisance (2), et qu’il possédait un sens aigu du pittoresque. Cela nous vaut quantité de notations, de formulations savoureuses. Un exemple, l’auteur évoque le compositeur Kodaly : « On avait l’impression d’approcher un être qui allait peut-être se dissoudre comme un brouillard dans le clair de lune. » Un autre, à propos d’une partenaire de musique de chambre : « une vieille demoiselle dénuée de grâce naturelle, et qui avait dans la bouche la réplique exacte du clavier de son instrument ». Henry Barraud se retourne sans cesse sur son entreprise, et quelques paragraphes après avoir désigné le jeune homme qu’il fut comme « ce triste personnage qui emprunta si longtemps mon nom et mon identité », il estime qu’il a fait là « de la littérature, et peut-être de la mauvaise littérature », il y voit « une sorte de narcissisme à rebours ».

Les éditeurs nous disent avoir expurgé le texte de Henry Barraud : « quelques brefs passages trop intimes ou pouvant porter atteinte à la vie privée ont été retirés ». Mais, indépendamment même de ces critères, le texte retenu comporte certaines remarques dont l’auteur n’aurait sûrement pas souhaité la publication. Par exemple, Henry Barraud dit du suicide de l’épouse de Benjamin Péret, lequel lui avait fait auparavant une impression détestable, qu’il « ne pouvait [le] surprendre avec un tel mari ». Ou encore, du musicologue Paul Landormy : « il est […] passé de la vie à la mort sans probablement avoir beaucoup à changer de registre ».

Mais puisque publication il y a, faisons-en notre miel. Si Henry Barraud peut être mordant, voire cruel, il est avant tout d’une rare lucidité. Ce qu’il dit de sa jeunesse le montre mieux que tout. Il dénonce l’« inquisition » particulière à une éducation bourgeoise accompagnée et aggravée par la pratique religieuse : « l’enfant qui en était l’objet finissait par imaginer coupable tout ce qui pouvait procéder de sa propre décision ». À l’armée, il a du mal à reconnaître pour des semblables ses compagnons de chambrée, et ce n’est rien encore à côté du « sadisme abject » des sous-officiers.

Mais il y a une activité qui échappe mieux que d’autres à la surveillance et à la défiance, c’est la musique : « la musique ne parle pas ». Henry Barraud, qui a passé sa jeunesse à Bordeaux, vient parfaire sa formation musicale à Paris, et s’y débarrasser ainsi de son « écrasant fardeau ». Le récit de Henry Barraud est celui de la reconnaissance progressive du compositeur, un compositeur qui, s’il n’a pas joué les premiers rôles, a compté à une époque : les plus grands interprètes ont donné ses œuvres, auxquelles on a d’ailleurs souvent attribué les traits de caractère de l’homme : réserve, austérité. Parfois regardé comme l’héritier d’Albert Roussel, Henry Barraud n’est pas un fervent de la musique dodécaphonique, qu’il qualifie même d’« épidémie grandissante », et il déplore les « mentalités de coureurs cyclistes » (ne pas se faire dépasser) de nombreux artistes contemporains, mais il aime encore moins l’académisme. Sa grande indépendance d’esprit lui fait reconnaître les mérites des uns et des autres sans considération de leurs positions affichées ou prétendues. Ainsi, Boulez est « un de ces hommes dont le talent hors pair compense les écarts de conduite », et Paul Paray un chef d’orchestre « académique dans ses goûts, mais subtil et vibrant dans ses interprétations ».

Henry Barraud raconte son expérience d’inspecteur musical à la Sacem, puis d’attaché au Commissariat général de l’Exposition de 1937. L’année suivante, il entre à la Radio, où il dirigera la Musique (1944) avant de prendre la tête (1948) de la Chaîne nationale, ancêtre de France-Culture. Revendiquant l’« élitisme » qu’on lui reprochera parfois, il est l’organisateur des entretiens de Jean Amrouche avec Gide, Claudel, Mauriac, de Robert Mallet avec Léautaud, de Georges Charbonnier avec les plus grands peintres du temps (Masson, Dalí, Ernst, Miró…) ; il nous en livre ici quelques péripéties. Mais il y aurait trop à citer… Avec les années gaulliennes, le contrôle de l’État sur les programmes se renforce, et les initiatives d’un Édouard Balladur ou celles du « redoutable Alain Peyrefitte » ne sont pas décrites par l’auteur sous un jour très favorable.

Les fonctions de Henry Barraud exigent beaucoup de mondanités mais sont aussi pour lui l’occasion de collaborations passionnantes. Les artistes qui apparaissent dans ce livre sont innombrables (l’index est un des moyens d’aller à leur rencontre). Les notes en bas de page apportent sur eux toutes les précisions qu’on peut désirer ; elles comblent les lacunes et corrigent les inexactitudes de la mémoire de Henry Barraud, réparent quelques injustices (par exemple, quand l’auteur affirme que Sartre ne connaît rien à la musique). À signaler cependant une erreur page 472 (note 1), où l’intervalle de triton (ou quarte augmentée, exemple : fa-si) est confondu avec l’accord du même nom.

Sous la plume de Henry Barraud, les anecdotes sont tour à tour légères ou édifiantes : des musiciens d’orchestre facétieux glissent quelques mesures de La Marseillaise au cœur d’une de ses œuvres ; un agonisant se bat de toutes ses forces pour que la mort ne le prenne pas sans qu’il ait reçu la nouvelle de son élévation à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur. La mort n’aura pas cette patience.

1. Cf. notamment Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975.
2. En particulier, son livre Pour comprendre les musiques d’aujourd’hui (Seuil, 1968) est un modèle de clarté et de pédagogie.

Thierry Laisney

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