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Les illuminations de Patti Smith

Venue de la poésie, Patti Smith inventa dans les années soixante-dix un nouveau visage au rock, une alliance d’improvisation poétique, de déclamation chamanique et d’énergie rock. Avant le coup d’éclat du mythique Horses (1975), coup d’envoi d’un punk halluciné anticipant la new wave, Patti Smith a exploré ses fantômes intérieurs, sa révolte contre le système, ses transes oniriques dans les recueils poétiques Seventh Heaven, Witt, expérimenté avec le guitariste Lenny Kaye la fusion de l’oralité poétique (ses poèmes, ceux de Rimbaud) et de la fée électricité. Dans la lignée des mantras d’Allen Ginsberg, de la poésie improvisée, spontanée, de la Beat Generation, elle a fondu la poésie orale dans un médium lui redonnant l’ampleur de choc et l’impact qu’elle a perdus dans nos sociétés contemporaines, qu’elle a conservés dans les pays arabes.
Venue de la poésie, Patti Smith inventa dans les années soixante-dix un nouveau visage au rock, une alliance d’improvisation poétique, de déclamation chamanique et d’énergie rock. Avant le coup d’éclat du mythique Horses (1975), coup d’envoi d’un punk halluciné anticipant la new wave, Patti Smith a exploré ses fantômes intérieurs, sa révolte contre le système, ses transes oniriques dans les recueils poétiques Seventh Heaven, Witt, expérimenté avec le guitariste Lenny Kaye la fusion de l’oralité poétique (ses poèmes, ceux de Rimbaud) et de la fée électricité. Dans la lignée des mantras d’Allen Ginsberg, de la poésie improvisée, spontanée, de la Beat Generation, elle a fondu la poésie orale dans un médium lui redonnant l’ampleur de choc et l’impact qu’elle a perdus dans nos sociétés contemporaines, qu’elle a conservés dans les pays arabes.

Ombres de Genet, Burroughs, Frida Kahlo, Rimbaud… 

M Train est moins la suite de Just Kids qu’un long rêve dépliant les stations de vie, de croix, traversées par Patti Smith après la mort de son ami Robert Mapplethorpe en 1989. En filigrane du livre, les deux battants d’une même porte, celui de la vie – la rencontre de Patti Smith avec Fred « Sonic » Smith, le guitariste de MC5 –, celui de la mort – la disparition de Fred « Sonic » Smith en 1994. Magnifique voyage dans les plis d’une vie marquée par une quête artistique radicalement singulière (alliant poésie, rock, peinture, photographie), une recherche mystique, des combats écologiques, pacifiques, M Train invente un dispositif d’écriture où la contestation incendiaire du système, des normes oppressives qui compose la signature des premiers albums et livres de l’artiste fait place à une sécession, un repli non moins engagé hors du conformisme et d’un réel plombé. 

Patti Smith élève la lettre et la musique au rang d’armes poético-politiques. Lire M Train (dont on salue l’excellente traduction), c’est faire l’épreuve de la littérature comme transfiguration de ce qui est, comme dédoublement du réel par les puissances de l’onirisme et de l’évasion mentale. Plus que la fille de Rimbaud, Patti Smith en est l’alter ego, la prêtresse d’un langage mystique livré au dérèglement des sens, à la dictée surnaturelle. L’interpénétration du songe et de la réalité féconde ces pages où accourent les grands fantômes de Patti Smith, ses anges tutélaires, ses passeurs, Jean Genet, William Burroughs, Sylvia Plath, Frida Kahlo… Qui voit dans l’écriture, la musique, la photographie, la peinture, un médium pour accéder à d’autres plans de surréalité fait de l’art l’aventure risquée d’une ouverture des portes de la perception. Les tranches de vie que relate l’artiste – sa deuxième visite à la maison de Frida Kahlo, l’ouragan Sandy qui ravage son bungalow, l’allocution au Continental Drift Club, société secrète célébrant la mémoire du scientifique Alfred Wegener, sa rencontre secrète avec Bobby Fischer, la mort de son mari, Fred « Sonic » Smith, sa visite à Paul Bowles à Tanger en 1997, son amitié avec Burroughs…–, s’inscrivent dans des méditations sur le temps, les flux de la mémoire, le travail du deuil, l’élection de sa substance de prédilection, le café, sa passion pour les séries policières télévisées. 

Patti Smith a ses guides célestes, ses grands morts qui la mènent aux confins d’un dialogue entre vivants et défunts. Au firmament des intercesseurs, se tient Rimbaud le Voyant, le nègre qui troue M Train d’une présence discrète mais obsédante (il fulgurait dans les poèmes des années soixante-dix, « Dream of Rimbaud », « Rimbaud dead », dans l’envoûtant « Land » sur l’album Horses, dans « Ethiopia/Abyssinia » sur le deuxième album, Radio Ethiopia). Aux côtés de Rimbaud, « voleur de feu », « homme aux semelles de vent », les écrivains de la Beat Generation, son ami William Burroughs surtout, Genet, Mishima, Artaud… Comme si, à la vie consciente, personnelle, se mêlaient des flux inconscients, collectifs, comme s’il n’y avait de présent que grignoté par le passé, effrangé par le futur… Sautant par-dessus l’espace et le temps, les illuminations poétiques voyagent entre des âmes sœurs unies dans une même constellation. 

La ronde des partenaires d’élection se complexifie dans une ramification d’esprits qui, même s’ils ne sont pas convoqués directement, hantent les strates du livre. Pensons à Sam Shepard (à qui M Train est dédié), Mohamed Mrabet, Tom Verlaine, Allen Lanier, Jim Carroll, Pasolini, Isabelle Eberhardt, Brancusi, Modigliani, Robert Bresson, Bob Dylan, Lizzy Mercier-Descloux… L’entrée en matière est flaubertienne. Un cow-boy qui vient et part, qui fait des apparitions récurrentes dans les songes de Patti Smith, lui lance l’hameçon dont le livre découle : « Ce n’est pas si facile d’écrire un livre sur rien. » Patti Smith reprend le défi flaubertien d’écrire un livre sur rien, dont le contenu serait la forme. « Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien. J’entends le timbre de la voix traînante et autoritaire du cow-boy. Je gribouille sa formule sur une serviette en papier […] J’éprouve le besoin de le contredire […] Je suis certaine que je pourrais écrire indéfiniment sur rien. Si seulement je n’avais rien à dire ». La ruse d’un livre sur rien est qu’il prend le tout à bras-le-corps. 

Filtré par ses intercesseurs électifs, le chamanisme de Sioux de Patti Smith fait d’elle notre passeuse qui nous ouvre les portes vers des mondes parallèles. Ces portes sont celles que pousse Alice au pays des merveilles ou encore celles qui prennent le visage d’une obsession taraudant Patti Smith : le puits du jardin des Miyawaki dans Chroniques de l’oiseau à ressorts de Murakami. Seul le royaume des livres élus, des rencontres destinales, est à même de contrer le mal-être, la planète Saturne de la mélancolie dont Patti Smith est parfois la proie. M Train nous ouvre à la fois le portail des dessous, des paris fous de l’écriture et le visage d’une lecture qui soit prière, transe, rapt. Écrire et lire sont logés sous le signe de la possession, de la capture, écrire et lire s’appellent l’un l’autre. Le choc de la découverte de Roberto Bolaño, de 2066,se prolonge dans l’écriture d’un poème de cent lignes qui répond à Amuleto de Bolaño où il est question d’un massacre rituel de cent bœufs. Les œuvres forment des constellations qui entrent en résonance. La sidération produite par Le Maître et Marguerite de Boulgakov donne naissance aux lignes de fond de l’album Banga

À côté des grigris littéraires, feux qui rougeoient dans le néant, Patti Smith veille sur des tribus de choses dotées d’une puissance magique, lesquelles la protègent en retour : la chaise de son père, les chaussons de danse de Margot Fonteyn, le tambourin de Mapplethorpe. Du rêve à la réalité, une différence de degré, non de nature. M Train fredonne des fragments de récits de songes à la manière des anciens, dans une forme empruntant à la lévitation poétique, à l’écriture automatique. Patti Smith est notre dormeur du val, sans trous rouges au côté droit, la messagère de Dante, des peuples de la nuit, qui nous initie à ses mondes. Son art des franchissements des seuils, des passages, repose sur une sagesse virgilienne, une connaissance intuitive des portiques et des huis : quiconque emprunte la porte de corne laisse affluer les songes vrais, quiconque s’engage sous une porte d’ivoire rencontre des songes faux. La langue est prise dans une palingénésie cosmique, les mots de William Blake traversent des siècles pour venir se poser sur l’épaule de Patti Smith.        

Expériences du temps. Mémoire involontaire et volontaire 

À partir du QG, l’Ino, petit bar de Greenwich Village où l’artiste écrit ses rafales de songes, de sensations, les plurivers de Patti Smith se mettent en orbite. Il est question de son désir jamais assouvi d’ouvrir un café, il est question de mission au sens mystique du terme, de révélations parfois confiées par la voie des songes. Beauté du voyage de l’artiste et de Fred « Sonic » Smith en Guyane française à l’emplacement de l’ancienne colonie des forçats chantés par Jean Genet, beauté de l’animisme qui condense le rapport au monde de Patti Smith, beauté des pierres arrachées au sol de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane et ramenées sur la tombe de Genet au cimetière de Larache à Tanger des décennies plus tard. Dans son dialogue vital avec Rimbaud, Patti Smith répétera le geste de lier des mondes à travers des choses sacrées, enfonçant des pierres de Harar dans la terre d’une urne posée devant la tombe de l’auteur d’Une saison en enfer à Charleville.

Les photos qui rythment les stations de M Train – polaroids de la chaise de Roberto Bolaño, du cimetière de Dorotheenstadt où se trouve le sépulcre de Brecht (en hommage à Brecht, elle interpréta « Mack the Knife », une chanson de L’Opéra de quat’sous), de l’ours empaillé de la maison de Tolstoï, du lit de Frida Kahlo, de la tombe d’Akutagawa, de celles de Sylvia Plath, de Jean Genet, de la table de Schiller, de la machine à écrire de Hermann Hesse, de la canne de Virginia Woolf – déportent le climat proustien des épiphanies de la mémoire involontaire qui traversent le livre. Par la fixation en images, par la quête d’états de résonance où les souvenirs involontaires affluent, Patti Smith offre de multiples expériences mnésiques qui détournent le processus de la petite madeleine. Alors que dans la Recherche, les extases d’« un peu de temps à l’état pur » où passé et présent se confondent, s’imbriquent, sont le fruit de réminiscences involontaires, les illuminations pattismithiennes sont produites par un mixte de remontées inconscientes et d’exercice volontaire prédisposant à accueillir le passé. « Les choses que je touchais étaient vivantes. Les doigts de mon mari, un pissenlit, un genou écorché. Je ne cherchais pas à immortaliser ces moments. Ils passaient sans laisser de trace dans ma mémoire. Mais désormais je traverse la mer avec pour seul but de posséder dans le cadre d’une image unique le chapeau de paille de Robert Graves, la machine à écrire de Hesse, les lorgnons de Beckett, le lit où Keats fut malade. Ce que j’ai perdu et ne peux retrouver, je me le remémore. Ce que je ne peux voir, je tente de l’appeler. Je me fie à mes impulsions, à la lisière de l’illumination. » Aux réminiscences involontaires transissant Proust, le prenant par surprise, le décontenançant, Patti Smith unit la méthode a-méthodique rimbaldienne d’« un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » permettant de « fixer des vertiges ». 

Seul, le cow-boy toujours revient en un éternel retour magique, précieux héraut, sentinelle des rêves, disposant ses oracles, reliant des fils d’expérience que la logique tient pour éloignés. Échappé d’une des séries policières que Patti Smith suit avec passion (ou de la pièce de théâtre Cowboy Mouth que Sam Shepard écrivit avec Patti Smith ?), il conjoint le questionnement du polar et les enseignements du devin.  

Les ombres de Blake, Sebald, Musil, Camus, Albertine Sarrazin, Wittgenstein, Dazaï, Boulgakov (lequel aura engendré le stupéfiant album Banga), qui sautent entre les lignes, qui tissent un texte que la troisième Parque ne refermera jamais, côtoient des instantanés de vie où l’on rencontre les chats de Patti Smith, le jeu de l’horloge sans aiguilles développé avec Fred « Sonic » Smith, cette manière de se tenir à l’écart de Chronos. Il faudrait évoquer en marge du dialogue avec les morts l’ode aux objets disparus, à tout ce qui part, ce qui fuit, chercher avec l’auteure la Vallée des Objets Disparus qui ne se trouve sur aucune carte géographique.

Tout a une fin, même le café ‘Ino qui fermera ses portes. On n’éventera pas la réponse que l’artiste apporte à la devinette du Chapelier Fou de Lewis Carroll (« pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau ? »). On laissera au lecteur le soin de découvrir le jeu de la marelle intérieure, les attentions sacrées que Patti Smith porte aux infimes formes de vie organiques, inorganiques ou en partance vers l’ailleurs.

L’alchimie du verbe dépose son œuvre au rouge dans le dernier texte magistral, sidéral, « À midi ». Pythie, prophétesse, Patti Smith nous délivre ses augures, ses sortilèges dans le sillage de son recueil Présages d’innocence (éditions Christian Bourgois, traduit par Jacques Darras). Messagère des langues en folie, en furie, « glaneuse de rêves », elle nous transmet ses requiems, ses ailes du désir, ses anges rebelles, ceux de Wenders, de Cocteau, qui défont l’ordre de l’avant et de l’après. M Train est un sublime chant d’Orphée qui nous fait traverser le miroir de l’ici-maintenant. Un chant en prise sur l’époque, les faits du monde et les espaces intérieurs.  

La rythmique du dernier chapitre, « À midi », consonne avec les premiers poèmes, « Oath », Edie Sedgwick », « Rape », « Judith Revisited », avec les fragments poétiques de The Night coécrits avec Tom Verlaine. Elle renoue aussi avec les incantations d’une liturgie rock où les mots portés par la voix magnétique, électrique de Patti Smith jaillissent sur fond d’effet larsen, matière sonore explosant d’énergie fissile, de distorsions mescaliniennes ou d’hypnose opiacée. Au nombre des perles d’une poétesse derviche tourneur, mentionnons les longues odes chantées : « Hey Joe », « Piss Factory », « Birdland », « Land » sur Horses ; « Poppies », « Radio Ethiopia » sur Radio Ethiopia ; « Memento mori » (Peace and Noise) ; « Gung Ho » sur l’album du même nom ; « Radio Bahgdad » (violente dénonciation de l’invasion de Bush en Irak, sur l’album Trampin’) ; The Coral Sea, ou encore « Seneca », « Constantine’s Dream » (Banga)… Le café que Patti Smith a toujours rêvé d’ouvrir, elle nous l’offre dans ce livre, dans Just Kids. Sur ses mots de pierre ou de brume, sur leur nectar caféiné, sur son art poétique de collisions d’images, nous refermons nos lèvres en une lecture synesthésique.

Signalons la parution dans la collection « Folio » de Glaneurs de rêves de Patti Smith, un récit autobiographique poétique traduit par Héloïse Esquié.

Véronique Bergen