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Gaston Chaissac, un peintre en sabots, un éveilleur

Dans cette remarquable exposition, bien construite, du musée de la Poste, des œuvres dissemblables de Gaston Chaissac (1910-1964) et de Jean Dubuffet (1901-1985) se coudoient (1).

EXPOSITION

CHAISSAC-DUBUFFET

Entre plume et pinceau

Musée de la Poste

34, boulevard de Vaugirard, 75015 Paris

27 mai - 28 septembre 2013

Livre-catalogue de l'exposition

Éd. Farge, 184 p., nb. ill. coul., 25 €

 

CASTON CHAISSAC

et JEAN DUBUFFET

CORRESPONDANCE (1946-1964)

Édition établie, présentée et annotée par Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle

Gallimard, 770 p. (en librairie le 22/08/2013)

 

GASTON CHAISSAC

LETTRES À JEAN PAULHAN (1944-1963)

Édition établie, annotée et introduite par Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle

Éd. Claire Paulhan, 334 p., ill., 44 €

Dans cette remarquable exposition, bien construite, du musée de la Poste, des œuvres dissemblables de Gaston Chaissac (1910-1964) et de Jean Dubuffet (1901-1985) se coudoient (1).

Ces œuvres hétérogènes de deux créateurs (apparemment inconciliables) s’approchent ; elles s’affrontent ; elles se mesurent ; elles se défient ; elles provoquent ; elles s’opposent.

De 1946 à 1964, en dix-huit ans, ces deux artistes différents échangent des messages, des informations, des choix artistiques, des recherches parfois voisines, des activités parallèles, des instants de tension et de mésentente. Pourtant, en se voyant très rarement, ils se révèlent amis, complices ; ils s’aident dans des styles différents. En dix-huit ans, quatre cent quarante-huit lettres constituent une correspondance souvent cocasse, parfois tragique, émouvante : 285 lettres de Chaissac, 163 lettres de Dubuffet. On ne s’ennuie jamais lorsqu’on lit des missives drôles, saugrenues, savantes, originales.

Grâce à la poste, deux créateurs dialoguent. Leur correspondance met en évidence les différences de leurs origines, de leurs formations, de leurs cultures, de leurs manières de vivre. En même temps, ils choisissent le goût des transgressions, la subversion, la même passion de peindre et d’écrire, la haine de la bêtise, de l’académisme, de la banalité, du conformisme. Tous deux, ils adorent l’inventivité, les jeux des formes imprévues, des mots modifiés, des proverbes transformés, des anecdotes vives. Tous deux, ils sont fascinés par les matériaux insolites : les détritus, les objets déplacés, le mortier, le charbon sculpté, la poussière, les couleurs délavées, le goudron, le gravier, les os peints, les souches fantomatiques… Et chaque compagnon a besoin de l’autre.

Avec tristesse, avec enjouement, avec humour, Gaston Chaissac se définit parfois comme un « cordonnier in partibus », un « cordonnier sans client »… En mai 1947, en campagnard, un peu narquois, il écrit à Jean Dubuffet (qui a proposé une préface aux œuvres de Chaissac) et il semble méfiant, ombrageux : « Mon cher cousin. Je suis le Dubuffet en sabots, et tu es un cousin de Paris. Nos parents, c’est-à-dire les tiens et les miens, ne pouvaient pas se voir. Parce qu’ils ne se doutaient pas de l’existence des autres, mais ça ne regarde personne, et il n’y a pas à donner de détail. On a l’esprit de famille et tu me lances comme peintre et je te lance comme un écrivain […]. Crois-tu que je puis venir [à Paris] à l’exposition avec mes sabots et mes sabarons aux pieds sans me faire dire snob. Je pourrais, pour la circonstance, enlever les clous qu’il y a sous mes sabots et les caoutchouter pour que je ne fasse pas de bruit qu’on puisse s’entendre parler. » Et, quelques jours après, en stratège subtil et susceptible, il n’assiste pas alors au vernissage et s’explique : « On est, bien sûr, cousins, mais je suis ton cousin malade. Toi, t’es un cousin en bonne santé et tu remues trop ; tu fais trop de bruit autour d’un malade, ça fatigue. » Et, sans agressivité, Dubuffet ne s’irrite pas et il aime tant les créations de ce « cousin épineux » ; il donne ses « amitiés de cousin escarpiné ».

Chaissac, alors, précise qu’il se situe très distant de « l’art brut » que Jean Dubuffet définit et admire. Chaissac s’interroge, avec une prudence ironique : « Ne pourriez-vous pas parler d’un art demi-brut, d’un art trois quart d’art brut, d’un art un quart brut ? » À ses amis, Chaissac affirme : « Je baptisais mes bonshommes tout bonnement de peinture rustique moderne. » Rebelle en sabots, il veut peindre dans la sauvagerie et la modernité, dans la fraîcheur. Loin de toute naïveté, il crée constamment des œuvres abruptes et délicates, âpres et harmonieuses. Il provoque, il excite, il éveille.

Les phrases savoureuses de Gaston Chaissac déconcertent et enchantent. En décembre 1946, il écrit à Dubuffet : « Quand je dessine d’après nature, je reproduis les objets déformés. Mon langage écrit déforme souvent ma pensée. » En juin 1947, il note : « Tu sais, quand je peins, c’est comme quand on est sur une bicyclette sans frein. Et ça me met à plat. D’écrire aussi. » En 1949, il écrit à Paulhan : « Je sens plusieurs individus grouiller en moi. » À un autre destinataire, il affirme être multiple, bigarré, mouvant : « Je remédie à ma chétivité en incarnant successivement des personnages qui restent viables, si bien que me voilà déjà 7 ou 8. » Il aime le zébré, le tigré ; il veut « expliquer la chose sous un jour mitigé tenant de la panthère ». Selon lui, « le vent, c’était le poste de radio des druides, le meilleur des postes : il apportait aux druides tout sans parasite »… En 1946, il écrit à Dubuffet : « J’écris actuellement un article sur la beauté de la crasse dans l’art pictural ; et cet article me donne l’occasion de parler avec regret du débarbouillage de la Joconde et de vos toiles bitumées. » Alors, Chaissac aime (à la manière de Dubuffet) la prose, le quotidien, les bricolages, une maladresse désirée. « Je ne sais, écrit-il, comment je m’y prends, mes pinceaux ont leur manche toujours rempli de peinture et, à l’écurie, c’est le manche de ma fourche que je salis de fumier. » Il préfère au trop propre les rebuts, la boue, les macules, les éclaboussures, le taché, les bigarrures…

Dans le musée de la Poste surgissent les personnages recroquevillés, burlesques et tragiques de Chaissac : M. Verfeuillage, Mme Cruche, le Samouraï (traversé par les ciseaux), les Totems, le Pendu, le Crucifié, la Dame de moire, le Dandy de muraille, le solitaire dans la nuit étoilée, le « Faiseur de laissés-pour-compte ». Chaissac crée des visages (sur une binette, sur une corbeille tressée, sur une assiette ébréchée). Et Dubuffet représente le théâtre du désert, l’Arabe avec son œillet, le joueur de flûte sur la bosse du chameau, la Demoiselle de pierre, le Géologue, l’Indécis, les « Taches rêveuses au sol », la « Terre agitée », les labyrinthes de l’Hourloupe…

D’égal à égal, les deux créateurs dialoguent. Dans un compagnonnage extravagant, ils ne collaborent jamais ; ils échangent des trouvailles imprévues, des expériences neuves, des techniques insolites, des conseils parfois simples. Par exemple, en juin 1947, Dubuffet (qui est, parfois, gentil) écrit à Chaissac : « Moi je trouve que ce qu’il te faudrait c’est un peu de joie. Moi je soigne toutes les maladies avec ce moyen : par la joie. »

Et, aujourd’hui, tu relis, dans La Quinzaine littéraire (n° 42, janvier 1968), un long texte de Maurice Nadeau, consacré à deux volumes de Jean Dubuffet (Prospectus et tous écrits suivants, Gallimard). En particulier, Dubuffet étudie les œuvres et la vie des créateurs (souvent malheureux, enfermés dans des hôpitaux psychiatriques) de l’Art brut. Maurice Nadeau écrit : « Il faut lire les monographies qu’il consacre à ces possédés. Nulle condescendance, nul paternalisme ou air supérieur. En revanche, beaucoup d’amour, d’humilité, d’admiration. De la graine pour les esprits forts. » Et pour la libération, pour la révolution permanente, des créateurs-inventeurs se situent dans les marges par les rêves et pour les rêves.

  1. Commissaires de l’exposition : Josette-Yolande Rasle, Gaëlle Rageot-Deshayes, Sophie Webel.
Gilbert Lascault