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Hélène Cixous au théâtre d'Alechinsky

« Le noir est une couleur ». C’était le titre du premier numéro, en 1946, de la revue de Maeght, "Derrière le Miroir". La couverture est une lithographie, une composition à résonances cubistes de Geer van Velde. Deux ans plus tard, Samuel Beckett, l’ami constant de Geer, l’unit à son frère Bram dans un nouveau numéro de "Derrière le Miroir" : « Deux peintres de l’empêchement ». Il écrit : « L’un [Geer] dira : je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce qu’il est ce qu’il est. L’autre [Bram] : je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce qu’il est l’autre. Je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce que je suis ce que je suis. »

EXPOSITION

ALECHINSKY A CONTRE-VENT

Galerie Lelong, 13, rue de Téhéran, 75008 Paris

6 septembre - 3 novembre 2012

 

PUBLICATION

Repères n° 155

Texte d'Hélène Cixous

« Le noir est une couleur ». C’était le titre du premier numéro, en 1946, de la revue de Maeght, "Derrière le Miroir". La couverture est une lithographie, une composition à résonances cubistes de Geer van Velde. Deux ans plus tard, Samuel Beckett, l’ami constant de Geer, l’unit à son frère Bram dans un nouveau numéro de "Derrière le Miroir" : « Deux peintres de l’empêchement ». Il écrit : « L’un [Geer] dira : je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce qu’il est ce qu’il est. L’autre [Bram] : je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce qu’il est l’autre. Je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce que je suis ce que je suis. »

Plus d’un demi-siècle plus tard, dans les mêmes lieux de la rue de Téhéran, rez-de-chaussée premier étage, Alechinsky fait régner le noir. Seulement, çà et là, dans de grandes toiles, un liseré de couleur, à la place des prédelles et des remarques marginales comme celles, inaugurales, de Central Park, peinture choisie par Breton pour l’exposition surréaliste, « L’écart absolu ». Alechinsky, au catalogue, écrit face au motif central de Central Park : « (…) jeter libre dans cette matrice naturelle comme la forêt dont la présence la nuit permet au citadin de rêver toutes les sauvageries qu’il aimerait commettre ou subir ».

Le Noir, ce peut être pour l’Artiste-écrivain l’accès à ce jeu de mots par où nous pénétrons au centre obscur de l’art : « peindre la Chine à l’encre de nuit ». Après la mort de son père, Alechinsky peindra une toile, La Mer Morte, que son père a connue, mais lui pas.

Le père. Hélène Cixous le cite, à la rencontre de deux pères, tous les deux médecins, l’un Juif du Sud, l’autre du Nord, morts l’un et l’autre. La rencontre. Le regard d’Hélène Cixous s’est posé sur une boîte où gît une racine : « C’est un vieux bout de racine conservé dans une boîte pleine de temps depuis la haute époque de ses premiers commencements. J’en ai le souffle coupé. La racine dort. Vieille. Brunâtre. Ridée. Dessiccée. Je regarde la racine. Elle respire. On dirait son père. On dirait ma mère. »

L’exposition ouverte rue de Téhéran a pour titre « Le Premier Étonné », donné par Hélène Cixous. Un suspens. Dans ses textes précédents sur Alechinsky elle montrait d’emblée son jeu. Dans Le Voyage de la racine alechinsky (Galilée, 2012), ouvrage dont le premier chapitre reprenait « Voyage de la racine », introduction à l’exposition des Ateliers du Midi Alechinsky. Les premiers mots sont décisifs : « Alechinsky entre en art par la racine. » (En 1953, il peint Les Racines de l’été. « Été », la saison ou le passé ? On hésite, quand on a trop lu, trop vu Alechinsky peintre et langagier).

En 1994, l’écrivain Cixous publie Hélène Cixous, photos de racines (Des femmes/Antoinette Fouque). À la fin du livre, la reproduction de photographies. Types physiques méditerranéens, du Nord, de l’Est, vêtements du jeune médecin, le père mort très jeune. Et Samuel Cixous, en zouave, Michael Klein en uniforme allemand, les deux grands-pères d’Hélène Cixous photographiés en 1915. Et bien d’autres. Mélange des langues, des cultures, c’est ce qui apparaît dans ces photos de famille retrouvées dans un album dépenaillé : « Elles ont toujours été là. Je ne les regarde pas. Ne les ai jamais regardées. Je les “sais” là. Leur présence. Racines. Miennes ? Mais si étrangères racines. »

La dernière photo, en pleine page, nous la regardons. Elle retient notre regard. Hélène Cixous photographiée par un ami. L’ovale du visage, l’arc des sourcils et surtout les yeux, noirs. Les traits au deuxième siècle d’une jeune fille du Fayoum, dite l’Européenne. Elle nous regarde à l’entrée des nouvelles salles du Louvre. C’est elle que nous a appris à mieux la connaître, Jean-Christophe Bailly, dans L’Apostrophe muette. Essais sur les portraits du Fayoum (Hazan, 1997). Un essai remarquable. Hélène Cixous dessine une « géographie de [sa] mémoire généalogique : je me tiens au bord de l’Afrique du Nord. À ma gauche, c’est-à-dire à l’Ouest, ma famille paternelle qui a suivi le trajet classique des juifs chassés d’Europe jusqu’au Maroc (…). Mon Est, mon Nord c’était le paysage de ma mère, c’est un arbre très haut avec de nombreuses branches ».

Cette généalogie n’est pas anecdotique : « ce qui constitue le sol originaire, le pays natal de mon écriture est une vaste étendue de temps et terres où se déroule ma longue, ma double enfance. J’ai une enfance à deux mémoires ». Comment donner corps au double ? Relisons plus d’un livre d’Hélène Cixous.

La racine est pour le peintre apparemment grosse de plus d’un motif. Parfois, ils sont, de façon surprenante, parents de ceux énoncés par Matisse. Alechinsky : « Des spectres d’arbres insistent sur fond d’encre (…). Nous devons beaucoup aux arbres. C’est du reste en les observant que j’ai appris à dessiner. » Les arbres d’Alechinsky sont échevelés, aux prises avec le feu, font corps avec la forêt.

Le rapport de Matisse avec ses arbres détaillés feuille à feuille répond à la question de la naissance de l’arbre dans une tête d’artiste. La réponse, chinoise, est connue : « Quand vous dessinez un arbre, ayez la sensation de monter avec lui quand vous commencez par le bas. » Dans ses œuvres, Alechinsky est aux antipodes de Matisse. Hélène Cixous : « Chez d’autres on fait du beau. Sans hésiter Alechinsky va droit à la vie. Il est élémentaire. Être parmi les êtres. Ami de celui qui pousse et charge. Il s’intéresse à ce qui est par terre. »

Et encore : « qui pourra dire ce que l’art d’Alechinsky doit aux arbres, à son père, à ceux qui nous donnent vie et nous précèdent dans la mort ? Il m’arrive de penser que l’on pourrait un jour lire toute l’œuvre d’Alechinsky comme une allégorie magnifique de la vie et de la mort.

D’un Père très aimé

Comme un tombeau d’Alexandre

Pas un tombeau pathétique, mais un hymne

Monument mobile…

La racine continue… »

« La racine est tout. »

Mais ce dernier texte, qui nous a conduit du père de l’un au père de l’autre, nous amène à l’atelier d’Alechinsky, à Bougival, tout parcouru par une lumière neuve. Les arbres surgissent dans le cadre d’une croisée : « arbres vous regardant par la fenêtre, regardés : ce sont les modèles ancestraux d’Alechinsky ». Mais Hélène Cixous est attentive à la déflagration blanche qui a lieu, « les noces du dehors et du dedans ». Ce qu’elle nomme l’Avènement. Le mystère de ce qui se passe avant l’œuvre. Sa gestation, sa genèse, la succession de répétitions préalables à l’œuvre.

Dans la pièce, deux personnages se rencontrent, enjoués. « Veux-tu jouer avec moi, dit la voix du peintre. Et j’ai dit oui. Naturellement. Et comment ne pas dire oui ? La pièce n’avait-elle pas déjà commencé ? » Je relie le texte accompagné des vignettes du peintre, j’en souligne des étapes : « Tout d’un coup, ça y est. »

Et auparavant ceci : « Elles feront les ondines, ces grandes toiles blanches qui frémissent sur les ponts debout autour des cubes de lumière. Mystère de la force d’attraction. Ça sent le désir dans l’atelier. »

Le désir en pleine lumière ? Où dans la profondeur du noir. « (…) le noir gagne. S’étoffe. La profondeur augmente. Le blanc bouge encore. Les distances intérieures sont vertigineuses ».

« Épilogue…

Le dernier trait, le signe du salut et de la séparation, aura été, naturellement, rouge. Filet cicatricielle ». Le filet de couleur soutient le grand corps, la grande pièce de cette année, munie de ce titre passe-partout, Au fil du pinceau. Du peintre, le Premier Étonné, du spectateur, de l’acteur. 

Georges Raillard

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