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Henry Miller/Maurice Nadeau, une amitié épistolaire

Article publié dans le n°1056 (01 mars 2012) de Quinzaines

L’œuvre éruptive d’Henry Miller est assurément l’une de celles qui ont proposé du court XXe siècle (août 14-septembre 2001, soit du début du naufrage européen au déclin de l’Empire américain) une radiographie partielle – Miller meurt en 1980 – mais vraiment pertinente. Tout nouveau document permettant de voir un peu plus clair dans la structure d’une entreprise chaotique aussi indispensable à la connaissance de notre aventure récente et d’en révéler la cohérence constitue donc un événement littéraire.
Henry Miller
Lettres à Maurice Nadeau. 1947-1978
L’œuvre éruptive d’Henry Miller est assurément l’une de celles qui ont proposé du court XXe siècle (août 14-septembre 2001, soit du début du naufrage européen au déclin de l’Empire américain) une radiographie partielle – Miller meurt en 1980 – mais vraiment pertinente. Tout nouveau document permettant de voir un peu plus clair dans la structure d’une entreprise chaotique aussi indispensable à la connaissance de notre aventure récente et d’en révéler la cohérence constitue donc un événement littéraire.

On sait que Miller, boulimique polymorphe (de nourriture, de vin, de sexe, de livres, en somme de l’expérience vitale dans sa globalité), n’a cessé d’écrire en tous sens, sauf celui de la fiction proprement dite, et qu’en marge d’une tentative forcenée de peindre, en se prenant pour modèle, ce portrait de l’homme total dans la nudité dont rêvait Montaigne à l’orée des Essais, il a été un épistolier torrentiel.

Après la publication d’autres correspondances considérables, avec Alfred Perlès, Lawrence Durrell, Anaïs Nin notamment, voici donc les lettres que Miller envoya à son défenseur et éditeur Maurice Nadeau sur une période de trente ans. « Envoya à » et non « échangea avec », car malheureusement, par la faute de l’actuelle dispersion des archives de l’écrivain, nous ne trouverons pas dans ce livre la part française du dialogue.

Suppléent, dans une certaine mesure, à cette énorme lacune les douze premières pages qui fournissent certaines informations figurant dans Grâces leur soient rendues (Albin Michel, rééd. 2011) et surtout les Annexes des pages 347 à 412, qui reprennent des articles de Maurice Nadeau écrits sur une trentaine d’années, de 1947 à 1980, dans Combat (jusqu’en 1951) puis La Quinzaine littéraire. Mais on complétera très heureusement ces textes en relisant les pages 63 à 89 de Serviteur ! (Albin Michel, 2002), en particulier les passages, à notre avis essentiels, qui contiennent une analyse pénétrante de l’« immaturité » comme clé de la recherche foisonnante menée par Miller en vue de « régresser » jusqu’à une perception quasi intra-utérine du monde, analyse qui, entre autres mérites, a celui d’éclairer le rapport aux femmes de l’auteur de Sexus, et par là (à notre avis) ses affinités secrètes avec Cendrars. Cette analyse, sous le titre « Mort et transfiguration d’Henry Miller », avait paru dans Les Temps Modernes en juillet 1952.

Le présent volume ne s’adresse donc, à l’évidence, qu’à des connaisseurs déjà assez pointus de l’itinéraire de Miller, ne serait-ce qu’en raison du fait que la relation Miller/Nadeau commence lorsque le premier est âgé de cinquante-six ans et a écrit, sinon publié, entamé, sinon fini, la majeure partie d’une œuvre porteuse de subversion selon deux voies assez différentes l’une de l’autre pour qu’un lecteur pressé ne puisse pas sentir que ces parallèles, au loin, se rejoignent.

La première de ces deux voies, la plus scandaleuse en 1947, et celle qui causera, apparemment au moins, le plus d’ennuis à son auteur, c’est celle de la peinture d’une sexualité cherchant à rompre ses entraves. Tropique du Cancer, le livre par lequel Miller naît à la littérature, sorti en anglais à Paris l’automne 1934 chez Obelisk Press, une officine fondée par l’Anglais Jack Kahane et spécialisée dans l’érotisme, les trois livres suivants, Aller-retour New York, 1935, Printemps noir, 1936, Tropique du Capricorne, 1939, qui paraissent dans les mêmes conditions et grâce à l’argent d’Anaïs Nin, sont d’emblée interdits aux États-Unis pour pornographie. Ils le resteront jusqu’après 1960, comme et à plus forte raison le sulfureux Sexus, volet initial de La Crucifixion en rose, ce projet fondamental d’écriture auquel s’est attaqué Miller dès les années parisiennes où, de velléitaires, ses tentatives d’exorciser par l’écriture sa relation sado-masochiste avec « June » deviennent créatrices, une fois que les a fécondées l’illumination de la découverte, à Paris, de la vieille Europe. Années 1928 à 1939 de dèche relative, de vagabondage, de bonheur. Sexus, que suivront bien plus tard Plexus, puis Nexus inachevé, Miller le publie depuis les États-Unis mais toujours à Paris, toujours en anglais et à Obelisk Press, en 1949. Le livre interdit se met alors à circuler sous le manteau un peu partout dans le monde. Pour notre part, nous l’achetâmes à Tôkyô en 1963, sous la couverture jaunâtre et pisseuse d’une édition sans doute piratée de la française, en tout cas abominablement mal imprimée par la maison Keimeisha pour la somme de 700 yens. Nous la conservons précieusement.

C’est à ce Miller-là, le pestiféré, victime comme avant lui Flaubert, Baudelaire, Genet et quelques autres, du zèle imbécile des ligues de vertu reprenant après la guerre et toute honte bue le « Travail Famille Patrie » obscène de l’Occupation, que le jeune Maurice Nadeau (trente-cinq ans à l’époque) va avoir affaire. Du haut de sa tribune dans Combat, journal de la Résistance, soutenu sans défaillance par Pascal Pia qui l’avait débauché de son collège pour en faire le critique littéraire du journal, il va mener campagne en faveur de l’Américain qu’il ne connaît pas mais dont il a découvert avec admiration les livres, au moment où leur carrière française s’inaugure en 1946 avec la traduction chez Denoël de Tropique du Cancer par Henri Fluchère.

On n’a pas oublié la suite de l’histoire. Maurice Nadeau suscite et anime de son énergie infatigable un Comité de défense d’Henry Miller, auquel adhèrent de grands noms, Gide, Bataille, Breton, Eluard. Les crétins de la Commission consultative de la Famille et de la Natalité finissent par rentrer dans leur trou. Il n’y a pas de procès mais, sans pouvoir exciper d’aucun mandat en ce sens, les cognes s’en prendront aux imprimeurs de Sexus, tandis que, plus gravement encore, en Amérique les ancêtres des Tea Parties continuent à aboyer si bruyamment que Miller n’émergera enfin de l’Enfer yankee qu’en 1961, et pour faire face à de nombreux procès, alors même qu’il a été nommé membre de l’Institut national des Arts et des Lettres de son pays dès 1957.

Ces péripéties occupent, comme il se doit, une section notable de la correspondance adressée à Maurice Nadeau et ponctuée de prises de position mémorables de Miller à propos des accusations de pornographie pesant sur lui, par exemple le 7 mars 1950. Mais il envoie aussi, à son éditeur français attitré depuis Le Monde du sexe chez Corrêa en 1952, en qui il a désormais toute confiance, telle préface écrite par lui pour un volume de Rimbaud, un de ses phares, qu’il a renoncé à traduire après de vains efforts, ou une étude de l’écrivain gallois John Cowper Powys, avec qui il a échangé des lettres jusqu’à la mort de celui-ci, en 1963.

À vrai dire, le plus intéressant, dans les missives de Miller, c’est la naissance, le développement et la persistance d’une amitié littéraire mais aussi et peut-être surtout marquée par la simple et touchante affectivité. En 1953, Miller et sa nouvelle femme, Eve, arrivent enfin à Paris et passent trois semaines chez les Nadeau, partageant leur appartement et leur table, liant intimité avec eux et leurs deux enfants. Séjour inoubliable de retrouvailles avec la France, le pays d’élection pour Henry, et pour Eve celui de la découverte émerveillée. Un jour le couple se séparera, un jour funeste Eve se donnera la mort, Miller rencontrera et aimera nombre d’autres femmes jusqu’à l’extrême fin de sa vie. Mais cet homme qui n’est d’ailleurs pas vraiment volage (June, la Mara-Mona des grands textes érotiques, bien qu’abandonnée en 1932, hantera son imaginaire à jamais) a la fidélité en amitié chevillée au corps. Et, selon toute apparence, Maurice Nadeau, qui ne se dissimule pas les énormes défauts humains de son auteur, qu’il juge lucidement bien plus américain qu’il ne croit l’être, a aimé Henry Miller avec une sorte d’indulgence paternelle, ce qui ne laisse pas d’être plutôt cocasse vu la différence d’âge qui aurait dû faire supposer le contraire.

Certes, à partir du moment où Miller passe aux États-Unis du statut de paria à celui de prophète, le flux des lettres venant d’outre-Atlantique se ralentit, mais jamais il ne cesse. Bien des livres de Miller sont là pour nous rappeler qu’il n’oublie jamais son cercle de happy few, et que celui-ci est en effet petit.

La voie – et la voix – prophétique, c’est l’autre Miller, inséparable du premier car ce qu’il appelle l’équilibre sexuel est à ses yeux la clé de voûte de l’équilibre universel. Prophète discutable, sans doute, car il est, comme beaucoup trop d’écrivains américains (London parfois, Hemingway toujours, Salinger souvent), un « philosophe » superficiel, confus, mysticoïde et volontiers pâteux et sentimental, tout le contraire en somme de la philosophie. Mais il n’est pas que celui qui flirte pesamment avec l’ésotérisme extrême-oriental, l’amour cosmique, la théosophie et autres balivernes. Il a su prolonger Melville, Thoreau, Hawthorne dans leur critique acerbe de l’american way of life, et cela nous vaut bien des textes jubilatoires, emportés par la furie et la véhémence verbale, dont je ne suis pas sûr qu’ils ne lui survivront pas plus longtemps que ses dérives sexuelles hallucinées.

Ces textes, par un hasard qui s’explique mal, nous les avons rencontrés bien avant de lire les deux Tropiques, entre dix-sept et dix-huit ans, un moment de formation intellectuelle où une forte vaccination s’impose contre le conformisme béat. The Air-Conditioned Nightmare (Le Cauchemar climatisé), et Remember to Remember (Souvenir souvenirs), publiés chez Gallimard en 1953 et 1954, c’est le compte-rendu exceptionnellement mordant et vivant du retour de Miller au pays natal en 1940, de sa folle virée à travers l’Union avec son pote Abe Rattner au volant d’une bagnole d’occasion, après l’expérience parisienne à Clichy, villa Seurat et ailleurs, puis le voyage en Grèce d’où sortit Le Colosse de Maroussi. Rien de plus traversé d’une verve vengeresse que la Préface du Cauchemar, avec son arrivée hivernale et nauséeuse au port de Boston. Rien de plus iconoclaste, de plus drôle et de plus exact aujourd’hui encore que le chapitre de Souvenir qui s’intitule « Le soutien de la vie » et traite de cette abomination quotidienne qu’est le pain américain tel que vous devez le consommer quand vous n’êtes pas plein aux as ou dans le quartier juif d’une grande ville, d’un bout à l’autre du pays le plus monotone, bien-pensant et a-gastronomique de la planète. 

On comprend que de tels brûlots entre tous salutaires et – hélas ! – prémonitoires de ce que la France de la lugubre « Banette » elle-même, qui pourtant venait de loin, est en train de devenir, aient été érigés (temporairement), au cours des fastes années 60 disparues, en nouvelles bibles par les Beatniks puis les Hippies. Car il y eut une Amérique du refus de la standardisation, à ce moment précis et fugace d’une Histoire revenue depuis à son engourdissement mercantile. Quand il joue au pseudo-mystique, Miller endort ou fait sourire. Quand il crache comme un chat en colère sur la tarte aux prunes glaireuse du restaurant low-cost qui pullule des Appalaches aux Rocheuses et sème dorénavant ses poisons sur les étals du monde entier, il demeure aujourd’hui éminemment salubre et fort utile au maintien de notre propre rage. N’est-ce pas déjà plus qu’il n’en faut pour se perpétuer ? 

Maurice Mourier