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Hommage à Jacques Barzun

À l’automne dernier est mort, à la veille de ses cent cinq ans, l’historien et essayiste américain d’origine française Jacques Barzun (1907-2012). Nombre de ses travaux sont consacrés à la musique, à Berlioz en particulier, dont il était un « spécialiste » reconnu.
Jacques Barzun
Critical questions (1982)
À l’automne dernier est mort, à la veille de ses cent cinq ans, l’historien et essayiste américain d’origine française Jacques Barzun (1907-2012). Nombre de ses travaux sont consacrés à la musique, à Berlioz en particulier, dont il était un « spécialiste » reconnu.

C’est d’ailleurs à propos de Berlioz, dans un article de 1980 (« The Meaning of Meaning in Music ») figurant dans l’un des recueils que j’ai retenus (1), que Barzun énonce une proposition esthétique fondamentale : il n’y a pas de musique qui ne contienne un programme, qu’il soit explicite ou non.

Jacques Barzun récuse ainsi l’opposition habituelle entre la musique pure et la musique à programme, musique dont Berlioz (avec Liszt) est considéré comme l’un des principaux représentants. La musique de Berlioz n’aurait été écrite, selon la plupart des critiques, qu’au sujet de quelque chose, elle présupposerait toujours chez l’auditeur la connaissance d’un récit déterminé. Or, pour Barzun, elle n’est ni plus ni moins liée à quelque chose d’extérieur à elle-même que la musique de n’importe quel autre compositeur. La musique dite « à programme » est un mythe ; d’abord parce que la forme proprement musicale n’y est pas plus délaissée que dans un autre genre.

Il faudrait d’ailleurs s’entendre sur ce qu’on appelle « programme ». Si la Symphonie fantastique en comporte manifestement un, est-ce le cas de Harold en Italie (du même Berlioz), où seules quelques suggestions verbales figurent sur la partition ? Et le texte d’une mélodie, le livret d’un opéra, le titre d’une pièce instrumentale, tout cela est-il encore ou déjà un programme ? Il y a aussi la question des œuvres qui portent le nom d’une forme musicale qualifiée par une épithète qui ne l’est pas : Ouverture tragique (Brahms), Bourrée fantasque (Chabrier), etc.

Pour que tous ces cas puissent être pris en compte, Barzun propose de dire « programmatique » tout schéma ou idée qui aide à déterminer le cours d’une composition. Or, dans les formes musicales, nous dit-il, tous les choix viennent de l’extérieur. Rien dans la nature du son n’exige qu’une symphonie soit constituée de quatre parties, de même que l’alternance de mouvements lents et vifs qui caractérise la suite « répond au désir humain de variété, qui n’est pas un désir spécifiquement musical ». D’une façon générale, les raisons qui président à telle ou telle structure sont des préférences de l’esprit humain : équilibre, cohérence, unité, variété, suspense, etc. En ce sens, toute musique suit un programme.

Quant à l’inventeur de programmes stricto sensu, il ne peut qu’échouer : il ne nous fera pas croire qu’une pièce musicale est la copie d’une tempête sur l’océan, dit Barzun. D’où le caractère puéril, selon lui, des tentatives purement imitatives (qu’on rencontre pourtant dans un grand chef-d’œuvre au moins : la Pastorale de Beethoven fait entendre un ruisseau, un orage, quelques oiseaux). Une œuvre d’art n’est pas une proposition, le nom d’une chose ou d’une idée. Si, par exemple, on évoque, à propos du premier mouvement de la Neuvième de Beethoven, une impression qui aurait pour nom « résolution de l’incertitude », on parle en termes réducteurs, abstraits, non musicaux. La musique n’est pas au sujet d’émotions qu’on puisse désigner. Les impressions que la musique éveille en nous n’ayant pas, malgré leur caractère distinct, de nom approprié, nous devons recourir à l’analogie pour tenter de les restituer par des paroles, et, tant bien que mal, nous nous servons à cette fin d’adjectifs (« une petite mélodie insouciante »), et plus généralement de « mots qui simultanément saisissent et trahissent » notre expérience.

Ainsi, comme le relevait Jacques Barzun dans un texte plus ancien (« Music into Words », 1951 (2)), une opinion répandue prétend qu’on ne peut pas du tout parler de musique ; Barzun voyait dans ce dogme une marque de prétention intellectuelle plus qu’autre chose. La légende veut qu’un compositeur à qui un auditeur avait demandé la signification du morceau qu’il venait d’exécuter se soit remis au piano et ait rejoué la pièce. Une telle réaction peut se comprendre, mais il n’y a pas de raison qu’elle se rencontre en musique seulement : encore une fois, aucune proposition du langage ne peut énoncer le sens de quelque œuvre d’art que ce soit.

Mais le « littéraire » qui proclame fièrement qu’il n’entend rien à la musique confond la connaissance et le professionnalisme : s’il aime la musique, comment pourrait-il ne rien savoir de sa propre expérience, ne rien savoir de cet autre type de programme, celui qui est caché au cœur de l’œuvre elle-même, ce programme « viscéral » dont parle Barzun dans un article de 1996 (« Is Music Unspeakable ? (3) ») ? La musique, l’art, le discours sont autant d’extensions de l’expérience humaine.

L’opportun n’est donc pas de distinguer la mu­sique de la littérature, c’est au contraire de voir ce qu’elles ont profondément en commun, entre elles et avec tous les arts. Les mots auraient une signification intrinsèque et pas les éléments constitutifs de la musique ? Faux : en dehors d’une connaissance qui ne peut être conférée par le seul langage, un mot est un son vide de sens. Quelque triviale qu’elle puisse être, toute communication verbale est un art ; comme tout art, elle est faite d’un ensemble de composantes qu’on ne peut même énumérer. Pour reprendre les termes de Jacques Barzun, « les deux formes sonores appelées discours et musique sont semblables en ce qu’elles requièrent une multitude de qualifications et de modifications avant de pouvoir faire une impression significative sur un esprit humain ».

L’art, par définition, va au-delà du littéral. Ainsi disparaît une frontière supposée entre la musique et les autres arts : aucun art ne livre une information ou ne désigne un objet. Et la littérature n’est pas plus que la musique au sujet de quelque chose. C’est ce qui permet aux grandes œuvres littéraires de susciter des interprétations très différentes. Ce qu’on appelle l’« intrigue » est en matière romanesque ce que la structure et les relations tonales sont en musique : un squelette.

Barzun combat la « superstition de la pureté ». Nous l’avons vu, pour lui la musique à programme n’est pas moins « pure » qu’une autre. Avec malice, il dit aussi : « Quand on regarde Pavarotti chanter, on peut difficilement croire que la musique n’ait pas une base matérielle substantielle. » Et il redoute cette sorte de formalisme qui enfermerait la compréhension de la musique dans les seuls termes de la pratique musicale. Un certain purisme finirait par conduire à la chimère d’une écoute « absolue », comparable au regard « désintéressé » de celui qui, contemplant un paysage, ne pourrait à aucun moment y percevoir un cerisier, une mésange, un clocher… En plus d’être aveugles, les intuitions sans concepts courent le risque d’être sourdes ! y

  1. Jacques Barzun, Critical Questions, University of Chicago Press, 1982, pp. 75-98.
  2. Ibid., pp. 3-29.
  3. Repris dans A Jacques Barzun Reader, HarperCollins Publishers, 2002, pp. 324-337.
Thierry Laisney

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