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Hommage au livre papier

L’ouvrage coordonné par Cédric Biagini est une contribution majeure à la réflexion sur l’une des dimensions essentielles des reconfigurations du capitalisme néolibéral, à savoir le mouvement généralisé d’informatisation de la société. Au cœur de ce dernier, « cerné de toute part, le livre est sommé de rentrer dans l’ordre numérique » ; les géants de l’électronique, les multinationales du web et les laboratoires du futur agissent de concert pour faire disparaître le livre, qui fait figure de fossile à l’heure où la culture numérique partout s’impose et « où une part croissante des activités humaines est transférée aux machines ».
Cédric Biagini
L’ASSASSINAT DES LIVRES
L’ouvrage coordonné par Cédric Biagini est une contribution majeure à la réflexion sur l’une des dimensions essentielles des reconfigurations du capitalisme néolibéral, à savoir le mouvement généralisé d’informatisation de la société. Au cœur de ce dernier, « cerné de toute part, le livre est sommé de rentrer dans l’ordre numérique » ; les géants de l’électronique, les multinationales du web et les laboratoires du futur agissent de concert pour faire disparaître le livre, qui fait figure de fossile à l’heure où la culture numérique partout s’impose et « où une part croissante des activités humaines est transférée aux machines ».

En France, cependant, le livre résiste à la dématérialisation tous azimuts. Quels sont les enjeux de cette dématérialisation ? La lecture, rare et de plus en plus fragmentée, est l’objet d’une guerre sans merci car elle se trouve au centre de la nouvelle économie, laquelle déploie une infinité de stratagèmes pour capter notre attention « au point de faire reposer tout un système sur des contenus gratuits qui permettent de nous inonder de publicités et de sollicitations diverses ». Cédric Biagini pose la question de savoir ce qui reste de la lecture dans un tel contexte, et souligne la difficulté pour le livre d’exister dans un monde « où notre attention subit des assauts constants » ; il analyse la manière dont tout cela se construit à partir d’un discours puissant, visant à assurer la promotion de l’innovation numérique auprès du plus grand nombre, à persuader les pouvoirs publics de la soutenir, et in fine à convaincre ceux qui vont en être les victimes qu’ils n’ont pas d’autre choix « que de se résigner, ou, s’ils en ont les capacités et l’énergie, de se rallier ».

À destination des inquiets, le discours sur la formidable révolution en cours est abandonné au profit de celui plus apaisant d’une sorte d’évolution naturelle qui, depuis l’invention de l’écriture, aurait donné au livre des formes nouvelles : les tablettes, le volumen, le codex, puis le livre imprimé, et enfin le livre numérique. Dans cette perspective, le passé est toujours inférieur au présent, et malheur à ceux qui tentent d’arrêter le progrès ! Comment ne pas saisir, insiste Biagini, que dans le monde qui vient se produit l’inverse de ce que proclament les grands discours sans vergogne qui accompagnent le déploiement du numérique. Nous changeons de monde en effet et celui qui se dessine « exacerbe les pulsions consuméristes, atomise et désoriente les individus, voue un culte à la vitesse, détruit les facultés de se concentrer […], tue la créativité et l’imagination ». L’un des intérêts principaux de cet ouvrage est de donner la parole à ceux qui, de leurs diverses positions, font face à cette évolution présentée comme inéluctable : acteurs de l’écosystème du livre (libraires, éditeurs, imprimeurs, bibliothécaires), écrivains et lecteurs, autant de personnes indispensables dans la longue chaîne de l’édition du livre papier.

Du côté des auteurs, Sophie Chérer, écrivain et auteur pour la jeunesse annonce clairement : « En ligne, en rangs, en joue ? », soulignant à quel point nous avons besoin de la lenteur et du temps, qui seuls nous permettent d’accéder à la beauté des livres sous la forme papier. Christian Bobin, qui, ayant observé des gens qui utilisaient une tablette électronique ou un livre à l’ancienne, aux pages craquantes, témoigne de ceci : «  le silence qui monte de ces deux façons de lire n’est pas le même. L’électronique engloutit le visage. Le papier vient donner sa noblesse d’arbre et de chiffon aux mains qui le tiennent et, par ces mêmes mains, à l’âme qui s’étonne ». Milan Kundera, poursuivi par l’angoisse de la disparition du livre tel qu’il le connaît depuis son enfance, veut quant à lui que ses « romans lui restent fidèles. Fidèles à la bibliothèque ». Mario Varga Llosa affirme quant à lui : «  L’esprit critique, qui a été le produit des idées contenues dans les livres papier, pourrait extraordinairement s’appauvrir si les écrans finissaient par enterrer les livres. Je suis convaincu que la littérature qui s’écrirait uniquement pour les écrans serait une littérature beaucoup plus superficielle, de pur divertissement et conformiste ».

Nombreuses sont aussi les voix qui s’élèvent à partir de la chaîne du livre. Ainsi, Édouard Jacquemoud, éditeur à L’Échappée, s’interroge sur l’avenir de ses camarades, éditeurs en devenir. Bien sûr, ceux qui rejoindront les rangs du numérique, par désir ou par nécessité ; mais aussi ceux qui décideront de ne pas céder, à qui il souhaite que vogue leur embarcation. « Car ni l’heure, ni le jour, ni le mois, ni même la décennie (soyons optimistes) n’est encore venu de battre pavillon blanc. » Cédric Biagini rapporte aussi les propos de nombreux libraires qui ont décidé de résister, et s’inquiète des prises de position et des décisions gouvernementales en faveur des e-livres et des systèmes de vente en ligne qui les accompagnent. Christine Drugmant, animatrice de la librairie indépendante « La Belle Aventure » à Poitiers, souligne qu’à l’origine de toute émotion et de toute connaissance il y a l’expérience, ce qui veut dire selon elle : l’implication des corps : « Créer une librairie, la faire vivre, c’est mettre au monde un lieu où les corps vont se rencontrer […], les corps vivants/pensant dans leur belle complexité, avec ceux des livres ». Dominique Mazuet, animateur de la librairie Tropiquesà Paris, témoigne de l’inquiétude qui nous saisit face à ces nouvelles « simplifications de la vie » qu’il est convenu de désigner par « économie numérique » ou encore lorsqu’un président de Région fourgue aux enfants des écoles des tablettes dernier cri, soit « la pacotille importée d’Asie au seul profit de la sphère techno-financière-délocalisée », afin de mieux former les générations à venir. L’administration elle-même s’applique à promouvoir la consultation numérique dans les bibliothèques publiques ; après avoir transformé leurs établissements en cybercafés, les lecteurs n’auront certes plus besoin de livres, « mais pas davantage de bibliothécaires, ni même de bibliothèques, où alors il faudra les équiper de percolateurs servis par des garçons de café  ».

Dans un article publié dès 2006 dans The New York Times, le cyberutopiste de la Silicon Valley Kevin Kelly proposait le rassemblement dans une bibliothèque universelle de tous les textes possibles à des fins de fragmentation, remixage et intégration plus profonde à une culture dite universelle. Cette idée de fonder une nouvelle communauté d’idées « correspond aujourd’hui à la possibilité offerte par les réseaux numériques d’agréger immédiatement des données venues de tous côtés » à un texte unique, « l’enjeu pouvant être de connecter le texte d’un livre aux réseaux numériques », poursuit Cédric Biagini ; on comprend la difficulté dès lors de la perception d’un texte dans sa globalité « qu’imposait la matérialité même de l’objet livre ». Avec le livre numérique, nous sommes dans l’univers de « la lecture sans lecture ». À l’inverse de la norme séquentielle et linéaire, de l’unicité et de la limitation du texte, « principe d’un bon parcours de lecture [qui assure] la prééminence de l’auteur » avec le livre papier, nous sommes avec les supports numériques « dans la norme non-séquentielle, hypertextuelle […] dans la multiplicité des parcours de lecture, activité et prééminence du lecteur », selon Alain Giffard, directeur du groupement d’intérêt scientifique « Culture, médias et numérique ». Katherine Hayes, professeur de littérature à la Duke University, a défini deux styles cognitifs s’appliquant à la lecture, la deep attention ou « attention approfondie pour un seul objet pendant un long moment », et l’hyperattention, caractérisée par le changement soudain d’objectif et de tâche, le besoin de sollicitations permanentes et de flux multiples d’informations. On saisit ainsi en quoi l’esprit attentif, « capable de s’extraire d’un environnement de distraction et de se concentrer sur un texte long et difficile, à l’argumentation complexe », risque d’être marginalisé au profit d’un esprit superficiel, perpétuellement connecté aux réseaux numériques.

Un des effets très inquiétants de cette dévalorisation de l’effort réflexif est le basculement en cours de certaines institutions, particulièrement l’école, vers le tout numérique ; malmenant encore un peu plus « les capacités de concentration » et favorisant « l’hyperattention pulsionnelle au détriment de l’attention profonde ». Contre l’industrialisation de la lecture, c’est à une économie de l’attention que nous devons tendre. Comme l’affirme le sociologue Hartmut Rosa, c’est à l’infernale logique de l’accélération que nous devons nous opposer, en préservant cette oasis de décélération que constitue le livre papier. Telle est selon moi la leçon essentielle de cet ouvrage magistral et remarquablement documenté. Un beau livre papier à lire, à relire et à méditer.

Jean-Paul Deléage

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