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Jean Pérol : une vie en poésie

Article publié dans le n°999 (16 sept. 2009) de Quinzaines

Étrange entreprise, et quelque peu mélancolique : en présentant le volume I de ses « Œuvres complètes », qui rassemble ses neuf premiers recueils, publiés de 1953 (il avait vingt et un ans) à 1978, volume I qui devrait être suivi d’un numéro II regroupant cinq ensembles suivants (le dernier sorti en 2004), Jean Pérol affirme que « la forme présente de ces recueils, dans cette édition des œuvres poétiques, doit être considérée comme leur forme définitive et faire seule référence ».
Jean Pérol
Poésie I. 1953-1978
Étrange entreprise, et quelque peu mélancolique : en présentant le volume I de ses « Œuvres complètes », qui rassemble ses neuf premiers recueils, publiés de 1953 (il avait vingt et un ans) à 1978, volume I qui devrait être suivi d’un numéro II regroupant cinq ensembles suivants (le dernier sorti en 2004), Jean Pérol affirme que « la forme présente de ces recueils, dans cette édition des œuvres poétiques, doit être considérée comme leur forme définitive et faire seule référence ».

Formulation quelque peu testamentaire. Est-ce à dire que la récente conversion à la prose et au roman (Un été mémorable consacré à une enfance meurtrie par la guerre, Le soleil se couche à Nippori à vingt ans d’expatriation japonaise) aurait remplacé la pulsion proprement poétique ? On le déplorerait si c’était vrai, car l’écriture fiévreuse de Pérol nous semble mieux faite pour le resserrement du poème, ses ellipses et son énigme que pour la narrativité et l’anecdote. Mais on ne le croira pas, tant le gros volume compilé aujourd’hui prouve que la poésie a accompagné pas à pas cette vie comme une sorte de Journal intérieur, donc que ce flux ne saurait s’interrompre.

La présente édition, qui est exemplaire de la probité poétique de l’auteur, a d’abord choisi de n’écarter aucun recueil, même ceux de la prime jeunesse (amendés toutefois et émondés, précise Pérol dans son Avertissement de la page 20). La décision, honnête, est aussi excellente : Sang et raisons d’une présence (1953), Le Cœur de l’olivier (1957), Le Feu du Gel (1959) – à ces trois titres se limite, me semble-t-il, le temps des apprentissages – ne sont nullement médiocres, ou laborieux, ou seulement « prometteurs ».

Ils témoignent de la parfaite adéquation entre une existence humaine au jour le jour, en sa durée concrète, et une expression qui, dès le départ, coule de source car elle suit les méandres de l’expérience et joue pour le poète le rôle d’une sorte de mémento festif ou plaintif des événements qui l’ont obligé à écrire. Mais il y a plus. À la lecture suivie de ces fragments anciens d’une vie en poésie, on est frappé de voir déjà présents tous les thèmes que reprendra, souvent en les amplifiant, le reste de l’œuvre. Cela explique que chacun des poèmes, bien qu’il ne dérive jamais vers une méditation abstraite mais parte au contraire d’une circonstance très précise et le plus souvent tangible, matérielle, à laquelle il demeure accroché pendant son déroulement – circonstance que nous devinons ou non – ne donne jamais l’impression d’être « circonstanciel ».

Il a la couleur, l’odeur, la saveur de l’authentique à cause de la nécessité intérieure de dire qui l’a produit. Pérol ne triche pas, n’écrit pas pour écrire, pour remplir un devoir quotidien qu’il se serait imposé. Il est possédé, soumis à ses obsessions, compulsif. D’un bout à l’autre de sa destinée de poète, les premiers recueils le montrent, il réagira aux mêmes beautés, gémira sur les mêmes souffrances, s’indignera des mêmes spectacles. Il s’extasie, il tonne, il expectore. D’où le caractère répétitif des textes, en ce qui concerne leur thématique qui, si l’on veut, est pauvre ou du moins limitée. D’où l’extrême variété, la virtuosité savante du traitement poétique de ces thèmes, ce qui, littérairement, les rapproche parfois des « divers jeux » des poètes de la Pléiade, héritiers des Grands Rhétoriqueurs.

Quels thèmes se partagent ces cinq cents pages bien remplies ? Il en est de blancs, il en est de noirs, il en est de gris. D’une appréhension toute subjective, nous préférons les deux premières catégories, plus lyriques, moins liées à l’observation du monde des autres, des contemporains.

Le Pérol d’une clarté et parfois d’une transparence de cristal, dans l’évocation de la nature en particulier, le Pérol sombre sont tous deux poètes de l’amour. Ronsard, qui de son propre aveu suait sang et eau dans le genre héroïque, et n’y réussit point, l’échec de La Henriade le certifie, retrouvait une fluidité enchanteresse en célébrant les belles. Le tout premier recueil de Pérol est traversé d’une présence féminine une ou multiple, peu importe, qui lui donne des ailes. Avec un parfait naturel, le thème érotique s’y mêle au thème bucolique, une silhouette aimée vient aimanter la campagne lyonnaise et cette rencontre vaut trouvaille : « Mais tout à coup la jolie blonde aux cheveux de dentelles, aux lèvres lisses de carmin rose (– Boisson chaude, grog de l’hiver –) sourit, blottie dans son manteau, couleur de toutes les couleurs, au large col épais. / Et te salue, paysan de velours, te salue, dans les malices de sa beauté. » (Belle terre, dans Sang et raisons d’une présence, Seghers, 1953.)

N’a-t-on pas envie de s’exclamer, comme la Marquise, tant la séduction de la scène s’envole ici avec simplicité, sans rien de superflu : « Cela est peint » ?

Ces qualités de sensation et d’expression, on les retrouve partout au fil de ce volume, chaque fois en fait que s’affirme et s’exalte la relation amoureuse, fût-ce sur un fond noir d’inquiétude permanente et de conflit. Mais c’est Du Bellay surtout auquel on songe, qui sut faire de ses Regrets la chronique d’une destinée diverse, enjouée parfois, ou bien coléreuse, mais le plus souvent chargée d’angoisse, à la manière des Tristes et des Pontiques. Ovide avait été exilé loin de Rome, de sa brillante vie intellectuelle, de ses plaisirs, par une décision impériale dont il comprenait mal (ou feignait de mal comprendre) la cause. Jean Pérol s’est volontairement exilé de très longues années au Japon et cet exil, dans le Kyushu méridional et sublime, a été sa chance, a nourri son œuvre, tant de poète que de romancier.

Mais en même temps cette immense rupture a scindé en deux ses amours, celles d’ici s’étiolant peu à peu, non sans heurts et remords, celles de là-bas, la merveilleuse et charnelle rencontre japonaise, en proie aux affres que suscite, en son bénéficiaire comme en tant d’autres, japonais ou pas, l’incompréhensible femme d’extrême Asie, toujours prête à se changer en fantôme de nô, c’est-à-dire en démon.

C’est peu de dire que cette balance amoureuse Orient/Occident donne à l’œuvre son tempo cardiaque si particulier (systole/diastole), si haletant. Elle informe littéralement la poésie et nous semble en illuminer, d’une lumière souvent noire, les sommets formels, qu’il s’agisse de traduire en mots et en rythmes l’extase, de soupirer quand s’éclipse le grand soleil physique, ou de pleurer sur la toujours possible trahison.

Prosodie classique, métrique paire ou bien vers libre tout couturé de ruptures, poème en prose élaboré dans une sorte d’urgence stylistique, toutes les ressources de la langue sont alors mises en branle pour faire passer dans la voix les alternances de la passion :

« Air aiguisé par le typhon, à quoi bon ces nuits et leurs fenêtres ouvertes, nos paroles incrustées dans les cris des cigales, les plaisirs indolents et sauvages des corps, le temple mort entre ces murs que des femmes élevèrent et qui ne purent les protéger ? À quoi bon l’orgueil, à quoi bon le délire, les lèvres consolantes, les lèvres musiciennes, l’abondance des deux globes sur un torse très étroit (eau, croissance, pluie lente, chaleur, floraison dilatée), le nœud crispé et satiné des jambes vives ? : les mains, la nuit, les jambes, les certitudes se dénouent. Déjà d’autres navires, ceux qui voulaient nous achever, avaient franchi pour nous trouver les cercles tremblants que tu traçais, chaque nuit, autour de notre couche » (dans Le Cœur véhément, Gallimard, 1968).

C’est là un morceau parfait, n’est-ce pas ? En lui noir, gris et blanc se mélangent, comme dans certaines séquences nocturnes d’Hiroshima, mon amour, de Duras.

Ailleurs le thème se veut plus pur peut-être : cri de rage politique (contre la guerre du Viet-Nam par exemple), ou d’admiration inquiète (lors de la conquête de la lune) ; satire furieuse de la modernité aveugle qui jette un monde déboussolé dans l’ère des machines et du fric à gogo ; refus de plus en plus douloureux et impuissant du temps qui passe et de l’âge qui vient. Jamais Pérol n’est quelconque – une gageure, vu le nombre des poèmes, qui parfois déferlent comme une marée journalière – jamais il n’est vulgaire malgré la crudité de certaines images. On s’attache à cet homme-là dans sa lutte avec les mots et le monde, on lui trouve de la grandeur, de l’ardeur à combattre malgré tout, on perçoit sympathiquement que son enfance en lui perdure et sur lui pèse, ce qui est le cas de tous les grands poètes qui nous parlent encore.

Qu’importent donc les préférences de tel ou tel lecteur, notre propre prédilection pour la poésie de l’échange illuminant des fantaisies et des corps ? Il y a là quelqu’un qui parlera à chacun suivant ses propres goûts ou failles. L’essentiel est de ne pas passer à côté d’une œuvre qui, à l’évidence, possède les attributs de la pérennité.

Maurice Mourier

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