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Jean Sénac et les « cendres exaltées » de la poésie

Article publié dans le n°1216 (16 juin 2019) de Quinzaines

Né en Algérie de père inconnu, homosexuel tragiquement assassiné en 1973 dans la cave où, pauvre et devenu suspect aux autorités révolutionnaires, il s’était réfugié à Alger, Jean Sénac a laissé une œuvre poétique d’une intensité vibrante. Hantée par la mort, celle-ci célèbre la beauté d’un monde traversé par la violence de l’histoire. Les éditions Actes Sud viennent de la rééditer dans un magnifique et fort volume, où s’entend une voix portée par un lyrisme déchiré.
Jean Sénac
Œuvres poétiques
Né en Algérie de père inconnu, homosexuel tragiquement assassiné en 1973 dans la cave où, pauvre et devenu suspect aux autorités révolutionnaires, il s’était réfugié à Alger, Jean Sénac a laissé une œuvre poétique d’une intensité vibrante. Hantée par la mort, celle-ci célèbre la beauté d’un monde traversé par la violence de l’histoire. Les éditions Actes Sud viennent de la rééditer dans un magnifique et fort volume, où s’entend une voix portée par un lyrisme déchiré.

Entré en poésie sous le parrainage d’Albert Camus et de René Char, Jean Sénac, homme de passion et d’engagement, très généreux avec les autres écrivains algériens qu’il aidait de son soutien, avait accueilli avec enthousiasme le mouvement de libération de l’Algérie, avant de prendre ses distances avec un pouvoir dont il voyait et dénonçait les injustices. En 1960, il pouvait s’exclamer : « Ô Peuple ! / Révolution / Je chante l’homme arraché à nos flaques, / La superbe santé, / Le soleil vu de face. » Les poèmes écrits au début des années 1970 laissent à l’inverse s’épancher une indignation soulevée par la colère : « Avant même de prendre corps / Ici l’âme s’est écroulée. […] Pays de zombies, de fantômes, / Enfants aigris, caillés dès le lait maternel. »

La trahison de la révolution et de sa pureté originelle ravivait sans doute en Sénac une rupture plus fondatrice encore. Habité par un sentiment de solitude essentielle et privé de père, il en dira la quête dans des vers souvent pathétiques, qui font de l’écriture un fil tissé à rebours pour remonter aux origines : « l’haleine épaisse de mon père / et son chant comme une pluie de corbeaux amoureux ». Jean Sénac poursuivra cette quête dans l’émouvante « Ébauche d’un père », qui rappelle en intensité « Le Portrait » de Supervielle (« Mère, je sais très mal comme l’on cherche les morts ») : « Ô face pavée du Père / des siècles entre nous / pourrissent […] Je crie entendrez-vous un fils au bord de l’âme / plus fragile et fuyant que l’oiseau sur son mât […] Quelle épaule m’apaisera / qui donc émondera mon chant ? […] Père si des oiseaux de votre main piquaient / sur nos larmes, quelle brûlure / et quelle joie ! »

« Les êtres de poursuite / sont seuls, irrémédiablement » : c’est dans cette déshérence solaire et nocturne que se cherche et se fait entendre la voix du poète. Comme égarée entre tant d’ascendances mythiques, elle convoque de grandes figures tutélaires. René de Ceccatty montre dans sa préface qu’elle emprunte à Walt Whitman, tout comme aux mystiques Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila, mais aussi à Genet, Char, Cavafy. De temps à autre aussi résonnent des réminiscences de Hugo ou de Baudelaire (qu’il admirait). Jean Sénac s’est formé dans la voix des autres, se mêlant au chant continu de la poésie dont il décline les registres variés : les poèmes politiques se joignent à des variations libres et parfois insolites qui peuvent faire penser aux audaces surréalistes, mais aussi à un lyrisme tendu ou à des évocations charnelles d’une grande sensualité.

Les poèmes d’amour de Jean Sénac, où l’homosexualité se dit sans détours, célèbrent une intensité d’être, une plénitude des sens et de l’esprit réconciliés dans l’espace d’un corps illimité : « Ta lyre et ta toison, / Tes dents où je pirogue, / Tes cuisses où l’avenir s’écrit en jeux poignants ». La plénitude solaire des corps accordés révoque toute morale d’emprunt, car l’amour est une insurrection : « Contre leur morale révulsée / La gloire pudique de vos corps ». Mais cet absolu incandescent est conquis dans un instant qui se sait menacé : « L’entrelacs de nos mains peut retenir la terre […] Puis tout se déliera dans l’ordre solitaire […] Mais un instant nos corps auront connu les dieux ». Jean Sénac prolonge ainsi l’écho des « Aubes […] navrantes » de Rimbaud : « Échardes faille le matin / meurt / et l’ami s’en va ». 

Cette œuvre dit en permanence l’homme déchiré. Hantée par la recherche d’une fusion heureuse, elle se construit presque toujours dans la conscience d’une blessure dont le cri déchire la trop tranquille abondance lyrique. Si l’écriture est une reconquête du bonheur, elle creuse aussi une plaie vive rongée par l’acide des mots. Souvent, l’éclair de la conscience vient trancher net dans la douceur de l’effusion : « Maintenant que je vois la pierre / le voile déchiré le cri / la plaie encore vigilante ». L’amertume, le remords, le regret, le sentiment d’abandon ou de trahison, s’y mêlent sur fond de solitude et de finitude. Mais de cette alliance sourd une émouvante et minérale beauté : « C’est cette transparence épaisse qu’il me faut, / La paix dure et nacrée des roches funéraires / Et l’éboulis des marguerites sur la peau. »

Les mots de Jean Sénac sont puisés à même la chair du monde, lourds d’expériences et d’émotions qui semblent passées directement dans la langue. L’écriture n’est pas une sublimation, une prise de distance ou la quête d’un absolu ; non une transfiguration du réel mais une rencontre au cœur d’un verbe vivant dont la nature fournit souvent l’alphabet : « Mon arbre qui devient la plus pure présence / de l’homme dans son désert », puisque « [c]haque feuille arque la parole / et nous rend capables de ciel ». L’émotion poétique prolonge bien des fois l’appel rimbaldien à un départ neuf qui reconquière le réel : « il y a des fuites implacables / de grandes caravelles sous la peau / et nous capturons jusqu’à l’aube / la brise avec les mots ». Si le langage peut ainsi convoquer toute la beauté du monde, elle la dispose cependant en cercle autour d’un gouffre : « les mots sont des maquis désarmés entourant le vide brutal de la mort ». L’ardeur du poème s’extrait de ce foyer central, à la fois origine cathartique et destin lucide de l’écriture : « Le poète est combustible / ses poèmes ne sont que cendres exaltées ».

Daniel Bergez

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