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L'accent de Semprun

Article publié dans le n°1073 (01 déc. 2012) de Quinzaines

Dans son introduction aux "Exercices de survie" qui paraissent ces jours-ci, Régis Debray évoque l’accent de Semprun, sa griffe. On ne saurait mieux définir ce qui caractérise l’écriture du mémorialiste ou du conteur, de l’auteur de quelques récits ou romans inoubliables comme "L’Écriture ou la vie" ou "Quel beau dimanche" !
Jorge Semprun
Exercices de survie
Dans son introduction aux "Exercices de survie" qui paraissent ces jours-ci, Régis Debray évoque l’accent de Semprun, sa griffe. On ne saurait mieux définir ce qui caractérise l’écriture du mémorialiste ou du conteur, de l’auteur de quelques récits ou romans inoubliables comme "L’Écriture ou la vie" ou "Quel beau dimanche" !

Les Exercices de survie sont le texte auquel travaillait Semprun avant de mourir. Disons qu’il travaillait sans cesse à divers projets. Le récit que nous lisons était le premier de ces « exercices », et il portait sur la Résistance. D’autres exercices auraient suivi et on imagine, à lire ce texte, quelle forme ils auraient prise : les flux et reflux de la mémoire auraient rythmé les pages ; on serait passé d’un temps et d’un lieu à l’autre, en un mouvement fluide, parfois envoûtant. Semprun en effet se lit et se rêve. Et il donne à songer autant qu’à penser. Ses livres comme les scénarios qu’il a écrits transportent dans les labyrinthes du Temps, naissent de rencontres, sont tissés d’échos. Ce que Debray appelle la marque.

Ici, un lieu sert de point de départ ou d’ancrage : le Lutetia, dans lequel le narrateur se campe en « jeune fantôme disponible du vieil écrivain ». On sait – notamment grâce au livre de Pierre Assouline – quelle place cet hôtel occupe dans l’imaginaire comme dans la réalité du XXe siècle. Le Lutetia renvoie Semprun aux lieux qu’il fallait éviter sous l’Occupation. Le Majestic, par exemple, avenue Kléber, siège de la Gestapo. Ou, pire, la rue Lauriston, où sévissaient les sbires de Bony et Laffont. De fil en aiguille, on en arrive au cœur du récit : la torture.

L’expérience de la torture n’apparaissait pas dans les précédents récits de Semprun. Il racontait son arrestation puis le « grand voyage » jusqu’au camp, les jours passés à Buchenwald. Tout part d’une rencontre chez « Tancrède ». Celui-ci lui explique ce qui l’attend si la Gestapo le prend : du matraquage à l’électricité, l’éventail est déployé et il a de quoi dissuader. S’ensuit une sorte d’étude des diverses matraques et de leurs effets. Mais ce ne sera pas le cœur du récit, et qu’on n’attende pas de Semprun quelque développement sur ce thème. La torture est surtout la limite que l’homme s’impose à lui-même et c’est le moment qui le ramène à d’autres moments de son existence, comme à sa posture humaine.

Dans le cas de Semprun, le supplice de la baignoire peut réveiller une vieille phobie d’enfance : il a toujours craint l’étouffement. Quant à la limite, Semprun la définit en un paragraphe éclairant : « Ce qui est inhumain, alors, surhumain, en tout cas, c’est d’imposer à son corps une résistance sans fin à l’infinie souffrance. D’imposer à son corps, qui n’aspire qu’à la vie, même dévalorisée, misérable, même traversée de souvenirs humiliants, la perspective lisse et glaciale de la mort. »

La torture est aussi l’objet de débats entre Jean Améry et Semprun. Le philosophe d’origine autrichienne, ami de Primo Levi, voit dans la torture une suprême blessure : « celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. L’outrage de l’anéantissement est indélébile. La confiance dans le monde qu’ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d’éteindre complètement est irrécupérable ». Semprun y voit au contraire se multiplier ses liens au monde, voit « s’enraciner, se ramifier, proliférer, les raisons de son être-chez-soi dans le monde ».

La fraternité, y compris dans la solitude du torturé, est un sentiment qui court dans l’œuvre de Semprun et parcourt ce récit. À travers les expériences qu’il rapporte, et qu’elles concernent l’Occupation ou son engagement clandestin dans l’Espagne de Franco, on a toujours le sentiment, en lisant l’écrivain, que les autres l’accompagnent et l’aident. Et puis le torturé reste un homme, parfois un héros. La scène de l’affrontement entre Barbie et Jean Moulin, racontée par Frager à Semprun dans le camp, est un de ces moments exceptionnels qu’on s’en voudrait de révéler. Tout tient à une lettre.

Dans ce récit qu’on aurait aimé lire complètement achevé (sans doute Semprun aurait-il retouché, corrigé certains passages), on appréciera aussi les portraits, tel celui de Frager, tout le contraire du jeune Semprun sur le plan idéologique. La République n’est pas la « confiture préférée » de cet homme de droite qui mourra à Buchenwald, et à qui le jeune narrateur dit par cœur des vers de Patrice de La Tour du Pin, qui n’est sans doute pas son poète favori. On apprécie une scène chez Montand et Signoret, au cours de laquelle l’ex-colonel Passy, un grand résistant, explique pourquoi certaines armes rouillaient dans des dépôts découverts par la Gestapo, alors que les FTP de Bourgogne en auraient eu tellement besoin.

Et puis il y a Federico Sanchez, l’autre Semprun, exclu du PC clandestin par Carrillo, qui se privait là d’un as du camouflage en un temps où de tels spécialistes étaient précieux. Quelques années plus tard, le ministre de la Culture de Felipe Gonzalez rencontrera dans un salon celui qui était chargé de le traquer et de l’arrêter. Qui sait à quel sort les policiers de Franco le destinaient. On est alors passé entre « amnistie et amnésie ».

Le récit qu’on lit porte la trace des années finales. Semprun est âgé et surtout malade. Il n’a jamais voulu être un ancien combattant retrouvant ses compagnons lors de banquets et de colloques, comme Frager et lui les évoquent à Buchenwald. Sa mémoire et ses textes témoignent de ses fidélités et l’on trouvera aussi de belles pages sur Stéphane Hessel, dont on oublie parfois la fabuleuse aventure comme résistant (1). Quelques phrases, à la fin du récit, traduisent une forme de lâcher-prise : « Tout a une fin dans la vie, même les raisons de vivre. Mais pourquoi ne vivrait-on pas sans raisons ? Je veux dire sans autre raison que celle de vivre, précisément, avec toutes ses conséquences. Une vie nouvelle, voici ce qui m’attendait sans autres raisons de vivre que celle de la vie même (…). »

  1. On lira avec profit la belle biographie que lui consacre chez Autrement Manfred Flügge, Stéphane Hessel. Portrait d’un rebelle heureux.
Norbert Czarny