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L'assèchement du lac

Article publié dans le n°1116 (16 nov. 2014) de Quinzaines

Au crépuscule de sa vie, Hemda Horowitch aimerait consigner son histoire dans un cahier pour la transmettre à ses enfants. Mais les lignes s’écrivent seulement dans la conscience de la vieille dame, que la sénilité achève de séparer du monde, et le cahier reste désespérément vide, tandis que la démence, alternant avec une lucidité froide et désabusée, prend un tour poétique lorsque les images du passé viennent se greffer sur l’expérience quotidienne. Ainsi, lorsque son fils la nourrit à la petite cuillère, c’est son père qu’elle voit, l’abreuvant du lac que le kibboutz où elle est née est en train d’assécher, ce lac auquel elle a voué tout son amour et qu’elle avait épousé en secret.
Zerouya Shalev
Ce qui reste de nos vies
Au crépuscule de sa vie, Hemda Horowitch aimerait consigner son histoire dans un cahier pour la transmettre à ses enfants. Mais les lignes s’écrivent seulement dans la conscience de la vieille dame, que la sénilité achève de séparer du monde, et le cahier reste désespérément vide, tandis que la démence, alternant avec une lucidité froide et désabusée, prend un tour poétique lorsque les images du passé viennent se greffer sur l’expérience quotidienne. Ainsi, lorsque son fils la nourrit à la petite cuillère, c’est son père qu’elle voit, l’abreuvant du lac que le kibboutz où elle est née est en train d’assécher, ce lac auquel elle a voué tout son amour et qu’elle avait épousé en secret.

« De nouveau, il essaie de lui enfoncer la petite cuillère dans la bouche, de lui faire boire l’eau douce du lac, de nouveau elle est allongée entre les joncs, au milieu des nénuphars jaunes, le soleil dégèle ses membres qui se fondent à la vase épaisse, il s’agenouille, trempe la petite cuillère dans l’onde et lui verse le liquide dans le gosier, bois, Hemda, bois, on doit assécher le lac, une cuillerée et encore une cuillerée, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau.

Mais j’aime le lac, papa, je ne veux pas qu’il disparaisse, proteste-t-elle, essayant de verrouiller ses lèvres, ce qui lui vaut aussitôt une réprimande, rien à voir avec l’amour ! Nous avons besoin de cette terre pour y faire pousser du blé et de l’orge, des pommes et des avocats, il y a le devoir et l’amour, le devoir passe en premier, bois, Hemda, bois, non, gémit-elle, je ne suis qu’une petite fille, comment ingurgiter un lac entier, et il répond, lentement, très lentement, nous avons toute la vie pour ça. »

L’assèchement du lac est, dans le récit de cette saga familiale à trois voix, comme le péché originel du sionisme, dont la véritable histoire, moins glorieuse que celle qu’on enseigne aux enfants, ne peut s’écrire. Première née du kibboutz, Hemda refusa de marcher, faisant la honte de son pionnier de père qui, sur le conseil d’un médecin, se mit à la battre jusqu’à ce que la peur des coups l’emportât sur celle de se tenir debout. « C’est pour ton bien », expliquait-il à l’enfant de deux ans perdue dans cet univers où régnait une implacable morale de travail. De sa mère, femme élégante affairée au siège du mouvement et à la collecte de fonds pour l’entreprise d’implantation sioniste, ne lui reviennent que des images furtives lors de ses brefs passages au kibboutz, au cours desquels elle racontait à sa fillette rêveuse les coopératives agricoles en Pologne et la préparation des jeunes Juifs étranger aux métiers manuels. Le devoir avant l’amour. Cette morale, le père l’applique sans exception. Il n’autorise pas le jeune homme parti pêcher avec lui une nuit à retourner auprès de sa femme en train d’accoucher et qu’il retrouvera morte au petit matin. Ce drame, dont l’enfant muette qui accompagnait son père fut le témoin, remonte à la mémoire de la vieille dame qui, elle, s’étiole et s’assèche sans trouver la force de mourir.

« Chez les animaux, la vieillesse n’engendre pas une telle décrépitude », songe son fils Avner en regardant le corps décharné de sa mère à l’hôpital. « C’est que les êtres humains s’amoindrissent, ils se ratatinent petit à petit, la place qu’ils occupent en ce monde rétrécit proportionnellement à la place qu’occupe le monde en eux, il se caresse l’estomac sans y penser, il a indéniablement grossi ces derniers temps, il retire prestement sa main comme s’il venait de se brûler à la pensée que, voilà, ce que le corps de sa mère a perdu est venu se lover chez lui. Aurait-elle, ces dernières années, réussi à le charger de toute sa lourdeur, par vengeance, un sort qu’elle lui aurait jeté afin de se trouver, au bout du compte, à nouveau collée à lui, en lui ? »

Enfant, Avner avait souffert du trop-plein d’amour de sa mère, tandis que sa sœur aînée Dina en était privée. Aujourd’hui, Avner, avocat des causes perdues, qui défend les bédouins et Palestiniens expropriés ou victimes d’accidents du travail face aux puissantes institutions de l’État, de l’armée et des services de sécurité, est en mal d’amour. Les relations avec sa femme se sont détériorées, ont atteint un point de non-retour. Dans sa relation avec ses deux fils, Avner reproduit le schéma maternel, désamour de l’aîné pataud, amour du merveilleux cadet qui n’a pu raviver la complicité de ses deux parents. À l’hôpital, il est frappé par la force des sentiments d’un couple, dont il va rechercher l’identité. Il apprendra que l’homme, un universitaire, est décédé le jour même de leur sortie de l’hôpital, que la femme, universitaire elle aussi, était sa maîtresse, et il parviendra à nouer avec elle une relation qui n’ira pas au-delà de l’amitié.

Malédiction familiale, le mal d’amour affecte également Dina, qui, entrée dans l’âge de la ménopause, se sent abandonnée par un mari distant et une fille unique que l’adolescence a éloignée de la relation de symbiose qu’elle entretenait avec sa mère. Enseignant l’histoire de l’expulsion des Juifs d’Espagne dans un institut, n’arrivant pas à finir sa thèse, Dina est rongée par le souvenir du jumeau mort-né de sa fille. Envieuse des jeunes femmes en âge de procréer, au point de chasser brutalement une de ses étudiantes allaitant son bébé en cours, elle se met en tête d’adopter un enfant pour combler ce vide, au grand dam de son mari et de sa fille qui menacent de la quitter. Dina et Avner se retrouvent chez leur mère où, reconstituant le cocon familial, ils renaissent à une autre vie. Avner rétablit la communication avec son fils aîné en lui parlant pour la première fois de son activité et en l’emmenant au tribunal. Le fils assiste avec fierté à la victoire de son père qui parvient à faire valoir les droits d’une Palestinienne de Jérusalem-Est menacée d’expropriation parce qu’elle a un frère membre d’une organisation terroriste. Encouragée par son frère et sa mère, Dina se décide à braver les obstacles et à entamer un chemin de croix pour concrétiser son désir d’adoption.

Truffé de références bibliques et d’allusions poétiques que la somptueuse traduction de Laurence Sendrowicz parvient à faire résonner en français, le récit du drame banal des familles modernes incarné dans des personnages dont il est précisé que « toute ressemblance […] avec une personne vivante ou morte [...] » ne pourrait être que « totalement fortuite » – avertissement qui ne peut se lire que comme une antiphrase – acquiert ici, comme dans les autres romans de Zeruya Shalev (Vie amoureuse, Mari et femme et Terra), une dimension archétypale. Méditation sur le temps, le vieillissement, la vie et la mort, ce roman est cependant, plus encore que les précédents où l’Histoire restait à l’arrière-plan de la vie des protagonistes, une réflexion sur l’intrication entre l’histoire collective et l’histoire individuelle.

Portant l’art du monologue intérieur à un sommet, la technique narrative de Zeruya Shalev tire sa force de l’alternance impromptue de dialogues réels ou imaginés entre des êtres qui peinent à se comprendre, de souvenirs envahissants qui les arrachent à leur quotidien, et de descriptions phénoménologiques de leur rapport à l’espace – la chambre de la vieille dame qui s’agrandit à mesure qu’elle-même rétrécit – et au temps – le passé qui prend peu à peu le dessus sur le présent –, ainsi que des symptômes de la sénilité, de l’anorexie ou de la ménopause, vomissements, bouffées de chaleur, malaises, phénomènes que le lecteur est amené à éprouver avant de pouvoir les nommer, partageant ainsi l’expérience de personnages qui ne réalisent ce qui leur arrive qu’après coup.

Mais ce roman est aussi moins désespéré que les précédents : l’amour inconditionnel que Dina se promet d’offrir à son enfant adoptif, sans attendre de retour, est ce qui donnera sens au reste de sa vie.

Gisèle Sapiro