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L'autre rêve de Martin Luther King

Article publié dans le n°1126 (16 avril 2015) de Quinzaines

Martin Luther King a-t-il été récupéré par le système capitaliste qu’il conspuait ? C’est l’argument de la nouvelle biographie écrite par Sylvie Laurent, universitaire française et chercheuse à Harvard. Selon elle, l’establishment états-unien se serait emparé de l’héritage de King afin de le blanchir et de l’intégrer au mythe de l’harmonie sociale américaine.
Sylvie Laurent
Martin Luther King. Une biographie
(Seuil)
Martin Luther King a-t-il été récupéré par le système capitaliste qu’il conspuait ? C’est l’argument de la nouvelle biographie écrite par Sylvie Laurent, universitaire française et chercheuse à Harvard. Selon elle, l’establishment états-unien se serait emparé de l’héritage de King afin de le blanchir et de l’intégrer au mythe de l’harmonie sociale américaine.

Sans Martin Luther King, y aurait-il eu un président Barack Obama ? Sûrement pas. Non seulement les voix des Noirs ont aidé Obama à remporter l’élection de 2008 – et beaucoup de ces voix ne se seraient pas exprimées sans l’adoption, réalisée à l’initiative du pasteur, du Voting Rights Act (loi sur les droits de vote) de 1965 –, mais, surtout, King est devenu le premier homme de couleur à entrer dans le panthéon des héros américains : de sa date de naissance on a fait un jour férié. En acquérant le statut de père symbolique de la nation, il a ouvert le chemin à ceux qui l’ont suivi.

Le jeune candidat Obama qui, lors de son investiture, était à peine plus âgé que King quand il fut assassiné, a eu le culot, pendant la campagne de 2008, de se comparer à l’un des autres patriarches des États-Unis, Abraham Lincoln. Le rapprochement, fondé sur le fait que les deux hommes ont représenté l’un et l’autre l’Illinois au Congrès, n’aurait pas convaincu si l’inconscient américain n’avait déjà été préparé à accepter l’idée d’un leader noir.

L’une des grandes qualités de cette biographie tient précisément à ce qu’elle accorde une importance capitale à l’héritage symbolique de son sujet. Si King a réussi dans sa mission, c’est grâce à la fois à ses talents de stratège et à ses qualités d’orateur. King ne perdait jamais de vue qu’il fallait être acteur pour mener à bien son action, dimension bien prise en compte par Sylvie Laurent.

Le prologue commence, non par la description de King, mais par celle de son portrait : « Son regard est défiant. Il suggère que l’attente n’a que trop duré, qu’il est temps de tenir parole. Les bras croisés, un brin agacée, la silhouette somme celui qui l’envisage de respecter un engagement tacite, dont la feuille de papier roulée qu’il tient dans sa main semble attester. »

On est en 2011, et la statue du pasteur vient d’être érigée sur le National Mall, l’esplanade centrale de Washington, qui relie le Capitole et le Washington Monument, espace vert entouré de musées et de mémoriaux, près de temples laïques construits à la mémoire de Lincoln et de Thomas Jefferson. Mais, à la différence de leurs effigies en pierre, celle de King ne dégage pas une sérénité olympienne, plutôt la rage et la soif de justice d’un être qui a quitté ce monde (à trente-neuf ans) sans pouvoir atteindre, selon Sylvie Laurent, son véritable objectif.

Quel objectif ? Pour l’auteure, la visée messianique partagée par beaucoup d’Américains, le rêve de construire une nouvelle Jérusalem entre les côtes Ouest et Est, ce qui impliquait pour King une redistribution radicale des richesses, l’instauration d’un régime basé sur l’égalité économique. Tout ce que le pasteur a accompli de son vivant, c’est-à-dire la législation conférant aux Noirs le droit de vote et les droits civiques, n’était qu’un prélude.

Resurrection City, ouverte l’année de l’assassinat de Martin Luther King, devient, de ce point de vue, la première étape d’une bataille apocalyptique, la cité sur la colline destinée à servir d’exemple pour un pays resté figé au stade de la Première Alliance, celui des libertés civiques de la Déclaration d’indépendance de 1776. Avec ce campement de trois mille « cabanes », une sorte de « Commune américaine » construite sur le National Mall en plein Washington, il s’agissait de démontrer concrètement la possibilité d’une autre forme d’organisation économique.

Cette interprétation de la mission de King est-elle valide ? King fut-il vraiment plus préoccupé, au fond de son âme, par les inégalités économiques que par l’amélioration des conditions de vie du peuple afro-américain ? Peut-on dissocier ces deux programmes ? Si King avait pu assister à une seconde révolution américaine, économique celle-ci, son effigie sur le Mall arborerait-elle un sourire ?

On ne le saura jamais. Quoi qu’il en soit, Sylvie Laurent étaye son argumentation de façon détaillée, et passionnante. L’un des aspects les plus intéressants du livre – hormis la quinzaine de pages de photographies qui rendent le lecteur terriblement nostalgique d’une époque où les militants avaient un chic fou – réside dans la biographie intellectuelle de King, à commencer par ses études médiocres en licence, sa transformation en étudiant brillant pendant son troisième cycle, et les influences qu’il a subies : Thomas d’Aquin, Thoreau, le théologien Walter Rauschenbusch, Marx, et surtout cette grande figure de la non-violence, venue d’un autre continent et d’une autre tradition religieuse, Gandhi.

Sans Gandhi, il n’y aurait probablement pas eu de « Martin Luther King ». C’est là l’un des grands avantages de ce livre par rapport à Selma, le beau film d’Ava DuVernay. Si les scénaristes ont eu raison de mettre l’accent sur les marches de Selma à Montgomery organisées par le révérend King en 1965, événement charnière qui a poussé Johnson à céder à la pression pour enfin garantir aux Noirs l’application de droits déjà inscrits dans la Constitution, le livre de Sylvie Laurent éclaire tout le développement intellectuel et politique de King en amont, la façon dont il a pu créer un mouvement discipliné dont les membres ont résisté à la tentation d’appliquer la loi du talion.

Félicitons également l’auteure pour le fin portrait psychologique qu’elle brosse de son modèle. Tandis que le film offre une version édulcorée et post-féministe de Martin Luther King – dans sa cellule, il demande pardon à sa femme d’avoir osé exprimer sa jalousie, consécutive à la rencontre de celle-ci avec Malcolm X –, le livre de Sylvie Laurent montre King dans toutes ses contradictions : adultère, sensuel, alcoolique, ascète, spirituel. King était un être humain avec les failles d’un être humain, un chef qui s’est beaucoup donné pour ses convictions et pour son peuple : à sa mort, les médecins légistes ont affirmé que cet homme même pas quadragénaire avait l’état physique d’un homme de soixante-cinq ans.

Steven Sampson

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