L’énergie du spatialisme

Après Le Sable doux (un cahier d’écolier), publié en 2015, L’herbe qui tremble ajoute deux gros volumes essentiels pour la connaissance de la poésie des années 1950 jusqu’aux premières années 2000. Deux pièces capitales également pour la (re)découverte des œuvres de Pierre et Ilse Garnier.

PIERRE ET ILSE GARNIER

JAPON

Textes choisis, établis et présentés par Marianne Simon-Oikawa

Les échanges, préface de Giovanni Fontana

À Saisseval, préface de Francis Édeline

L’herbe qui tremble, 2 vol., 372 et 612 p., 23 et 22 €

Après Le Sable doux (un cahier d’écolier), publié en 2015, L’herbe qui tremble ajoute deux gros volumes essentiels pour la connaissance de la poésie des années 1950 jusqu’aux premières années 2000. Deux pièces capitales également pour la (re)découverte des œuvres de Pierre et Ilse Garnier.

Dans ces volumes, il est question de nombreux mouvements d’une poésie alors considérée comme « expérimentale » ou d’« avant-garde » : poésie concrète, visuelle, sonore, phonique, phonétique… Pierre et Ilse Garnier, créateurs du spatialisme, participent à ce mouvement international qui veut « entrer dans la modernité » et « l’âge technique et spatial ». Il s’agit donc d’abord d’« expatrier les langues ». Les poèmes se veulent « transnationaux », ou « supranationaux », et dépassent le sémantisme de mots constitués. Le simple graphisme doit pouvoir déclencher une pensée chez le lecteur, même s’il ignore la langue utilisée. On peut donc combiner des mots français, japonais et allemands. 

Le lecteur est placé face à la page comme devant un ciel nocturne dont il déchiffrerait les constellations. Il doit être attentif à l’aventure du mot lui-même, qui peut être accidenté, démembré, car ses lettres sont réparties dans l’espace et parfois coupées, ou remplacées par un signe de ponctuation. Pierre Garnier écrit alors avec une machine à écrire dont il utilise les défauts : certains caractères peuvent ainsi paraître atrophiés, à demi effacés. Il accentue ces effets en multipliant les photocopies jusqu’à obtenir l’effet visé. 

Marianne Simon-Oikawa, professeur de langue et de littérature françaises à l’université de Tokyo, a rassemblé et commenté un très large choix des œuvres de Pierre et Ilse Garnier composées avec des poètes japonais pour le premier volume, et des œuvres créées dans cette continuité pour le second. 

Pierre et Ilse Garnier, qui ne se sont jamais rendus au Japon, ont toujours prisé les arts de ce pays. Ils ont correspondu avec des poètes qui cherchaient comme eux de nouvelles formes d’expression permettant de régénérer la poésie. Le plus important fut Niikuni Seiichi (1925-1977), avec qui Pierre Garnier composa des poèmes « à quatre mains ». Leurs relations épistolaires et leur collaboration durèrent de 1964 à 1977. Pierre et Ilse ne parlaient pas le japonais. Leurs échanges mêlaient le français et l’anglais. Comme Ilse est allemande et Pierre professeur d’allemand, cette langue apparaît dans leurs œuvres communes. 

Pierre Garnier dirigea de 1962 à 1967, pour André Silvaire, la revue Les Lettres, alors sous-titrée Revue du Spatialisme. Le sommaire était toujours très international. De son côté, Niikuni Seiichi dirigeait au Japon, avec Fujitomi Yasuo, la revue ASA de l’Association of Study of Arts fondée en 1964. Il y présentait des œuvres de poésie concrète du monde entier. 

Les relations entre Pierre et Ilse avec Niikuni Seiichi les amenèrent à collaborer. Le poète japonais traduisait les œuvres du poète français. Puis vinrent les « poèmes à quatre mains ». Le plus souvent, Pierre Garnier composait des poèmes auxquels Niikuni Seiichi ajoutait sa contribution. Leurs œuvres communes pouvaient être exposées ou éditées, parfois à quelques exemplaires seulement. 

Page 166 du premier volume, par exemple, « deux mots choisis sont la traduction exacte l’un de l’autre », c’est « amour ». En japonais, il peut s’écrire, explique Marianne Simon-Oikawa, à l’aide de deux caractères syllabiques dont le premier a la rondeur du « a ». Le poème forme un cercle et figure une sphère. Cette figure, sans fin ni début, est une figure privilégiée du poète, tout comme le point, qui est à la fois fin et commencement. La sphère qui naît de l’interaction entre les formes française et japonaise du mot nous entraîne vers des visions cosmiques. Ici, le sens du mot « amour » importe. Ainsi devient-il possible de conjurer la fatalité d’une langue maternelle que Pierre et Ilse Garnier considèrent comme « greffée ». La motivation des signes, qui ne peut être univoque, est ici amplifiée. Les deux syllabes françaises ou japonaises du mot, parfois partiellement effacées, sont reproduites de sorte que les signes s’émancipent, se multiplient. On peut lire le mot, des fragments du mot et percevoir également l’unité sphérique (parfaite) du poème. 

Dans le domaine de la poésie sonore, les trois poètes ont enregistré un disque pour la Columbia records de Tokyo en 1971 : les « Poèmes phonétiques sur spatialisme » enregistrés utilisent le français, le japonais et l’allemand, le souffle, le cri et des bruits divers. 

Après la mort de Niikuni Seiichi, Pierre Garnier a encore collaboré avec Nakamura Keiichi (né en 1960) au tout début des années 2000. Nakamura Keiichi pratique la poésie visuelle, le mail-art et réalise des collages. Il avait déjà composé des œuvres en collaboration avec des poètes du monde entier. Leurs poèmes franco-japonais diffèrent de ceux pratiqués auparavant notamment par l’introduction de collages. 

Au-delà de ces collaborations, les œuvres de Pierre et Ilse Garnier restent marquées par le Japon. Marianne Simon-Oikawa montre dans le deuxième volume combien les poèmes peuvent se rattacher à la tradition des jardins japonais d’une part, des haïkus d’autre part. À propos de l’espace de la page, le poète évoque « un blanc carré ». Et c’est dans ce « blanc » qu’il dépose quelques mots, parfois un seul pour ses « mini-poèmes », comme on dépose une pierre, une fleur dans un jardin japonais. Pierre Garnier titre plusieurs de ses recueils Jardin japonais. Ilse compose L’année dans les jardins flottants de la Somme

Pierre Garnier était très intéressé par la forme courte des haïkus. Confronté à l’insuffisance par habitude de la poésie linéaire, qu’il pratiquait par ailleurs, il explore l’idée de série et décide de privilégier l’énergie du trait, du dessin, que la légende, ou le titre, modifiable, oriente. Ainsi, l’une de ses figures favorites, celle de l’escargot, apparaît cinq fois dans ce recueil avec cinq légendes différentes. Elle peut aussi bien représenter « L’éternité » que « Le potier », que l’on devine peut-être divin. Ces légendes, nominales le plus souvent, posent des principes simples. À chaque dessin : genèse. Une figure nouvelle naît, le contexte immédiat des mots lui donne sa teneur et peut varier à l’infini. Le sens est intact et toujours à construire, il surgit au moment où le regard anime le dessin (le poème). La rêverie ouvre la lecture, renoue avec une écriture originelle telle que pouvait la concevoir le poète spatialiste. 

Toujours le cercle du monde recommence, mais il s’ouvre imperceptiblement, laissant à chaque lecteur le pouvoir de créer l’univers plein et entier du commencement.

Isabelle Lévesque