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Murakami, après le triple triomphe de "1Q84", semble avoir délaissé, au moins provisoirement, les recettes faciles du feuilleton. L’histoire douce-amère de Tsukuru, anti-héros sans couleur, renoue en tout cas avec ce qui à mes yeux constitue l’enjeu même d’une recherche littéraire commencée il y a exactement quarante ans ("Écoute le bruit du vent", 1974) : l’examen en profondeur de la japonitude.
Haruki Murakami
L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage
Murakami, après le triple triomphe de "1Q84", semble avoir délaissé, au moins provisoirement, les recettes faciles du feuilleton. L’histoire douce-amère de Tsukuru, anti-héros sans couleur, renoue en tout cas avec ce qui à mes yeux constitue l’enjeu même d’une recherche littéraire commencée il y a exactement quarante ans ("Écoute le bruit du vent", 1974) : l’examen en profondeur de la japonitude.

Le sujet de ce beau livre parfaitement pensé, composé, écrit, est banal, mais grave. Il s’écarte d’emblée du fantastique qui, excepté dans les non-fictions ou enquêtes factuelles comme Underground (2013) sur les attentats au gaz sarin dans le métro de Tôkyô, imprégnait tous les romans de l’auteur hanté par les phénomènes psychiques insolites, la porosité entre monde des vivants et monde des morts, le basculement de l’univers réel dans un autre, parallèle. Retour au réalisme, telle est l’impression première qui se dégage d’une trame anecdotique toute proche du quotidien de millions de citoyens nippons engagés dans l’existence la plus obscure et la plus plate. Impression qu’il convient d’examiner avant d’espérer comprendre ce qu’elle cache.

Tsukuru, adulte de trente-huit ans, a mené une carrière satisfaisante, sinon brillante. Aujourd’hui, il construit des gares ferroviaires, après avoir bataillé, comme tout étudiant ambitieux, afin d’intégrer une grande université de la capitale. Originaire de Nagoya, pôle culturel et industriel important situé au fond de la baie d’Isé, entre Tôkyô et Ôsaka, il aurait pu (dû ?) rester un provincial, et cela d’autant plus qu’il faisait partie d’un cercle extraordinairement soudé de cinq amis, trois garçons et deux filles, qui vivaient en bande, n’ayant apparemment aucun secret les uns pour les autres.

Cinq, ce n’est pas un bon chiffre si tôt ou tard doivent se former des couples mais, dans le cas de cette amitié fusionnelle d’enfance, maintenue presque jusqu’à l’âge adulte, miracle (ou anomalie ?), jamais aucune intrigue amoureuse n’était venue troubler l’harmonie asexuée du groupe.

Des cinq amis, seul Tsukuru a une particularité, celle de ne présenter dans son prénom aucun signe de couleur. Les quatre autres recèlent, dans les idéogrammes qui les composent, des mentions colorées. Les deux garçons sont Bleu et Rouge, les deux filles Noire et Blanche. Ainsi le cinquième larron en vient-il tout naturellement à se considérer comme « incolore » ou transparent, sans valeur remarquable, sans qualités. Est-ce la raison pour laquelle, ayant émigré à Tôkyô au contraire des autres et donc accompli sans penser à mal un acte subversif par rapport au groupe, il se trouve brutalement ostracisé par lui, le quatuor d’amis indéfectibles refusant désormais de le voir et même de lui parler au téléphone quand il rentre à Nagoya pour les vacances ? A-t-il péché par insignifiance, ou au contraire par révolte ?

La vérité est plus enfouie, plus tortueuse. Elle nécessitera une manière de psychanalyse sauvage pour apparaître. Lorsque j’arrivai au Japon, au milieu des années soixante du siècle dernier, la vulgate locale affirmait que les Japonais, étant foncièrement différents des Occidentaux, étaient inaccessibles à l’analyse freudienne. Nourri de culture occidentale, comme la plupart des grands artistes nippons, Murakami n’a jamais souscrit à cette croyance absurde qui témoigne bien de la singularité d’un pays qui se sent majoritairement « autre » et vit cette altérité contradictoirement, sur le mode : je suis japonais, donc supérieur au reste des hommes, versus : je suis japonais, donc inférieur à tout le monde.

Tsukuru, qui est aussi profondément japonais qu’on peut l’être (comme son créateur Murakami), penche du côté masochiste de la singularité. Il a de lui-même une perception intérieure sans doute originelle mais aggravée par le traumatisme dévastateur du lâchage de ses amis : creux, vide, nul, voilà ce que je suis, pense-t-il, et cette intime conviction le mène aux portes de la mort. S’il survit, c’est comme un amputé non point partiel mais total, un amputé de son être. Rien d’étonnant à ce que cela lui rende l’existence impossible, et notamment l’essentiel de toute vie réussie : le partage amoureux. Non qu’il soit impuissant ou froid. Les petites amies ne lui manquent pas. Mais il ne jouit qu’en rêve et avec Blanche seule alors que sa sexualité fantasmée implique aussi la présence active de Noire.

En fin de compte, la rencontre d’une femme équilibrée avec qui il souhaite nouer une relation durable tranchera le nœud gordien qui l’étouffe. Sur les conseils de celle-ci, il exigera de ses anciens amis, mais près de vingt ans après leur rupture, de connaître en tête-à-tête les raisons de son éviction, découvrira éberlué que les rapports entre eux et lui, bien loin d’avoir été lisses, innocents et incolores, n’ont été d’un bout à l’autre que passionnels, et peut-être désormais sera devenu apte à mener une existence colorée normale. Mais rien n’est moins sûr à l’issue de cette enquête en forme d’auto-analyse quasi policière, dont la couleur générale est mélancolique.

Le lecteur occidental sera peut-être surpris de constater que toute la mécanique romanesque du livre est fondée sur ce qui, pour nous, est sans doute un paradoxe. Voilà un garçon violemment banni d’une microsociété qui constitue, au sens le plus viscéral de l’expression, son unique raison de vivre, sans la chaleur de laquelle il passe plusieurs mois dans une dépression si grave qu’elle bouleverse de fond en comble son apparence physique, ses habitudes, ses pensées. Pourtant, il ne fait, de son propre chef, que peu de tentatives, et bien molles, pour arracher à ses pairs la vérité sur leur incompréhensible façon de se comporter à son égard. De même, d’ailleurs, sa mère s’inquiète de le voir perdre des kilos mais elle ne pousse pas l’investigation des causes de ce marasme au-delà de quelques questions anodines et polies.

Ah ! c’est que nous sommes au Japon, et que Murakami, tout au long de son œuvre de romancier un peu sociologue, a toujours su mettre en lumière une des spécificités les plus notables de son étrange pays : l’extrême difficulté de ses compatriotes à communiquer entre eux, malgré (ou à cause ?) d’une tendance à bavarder sans cesse, dans une langue phonétiquement pauvre mais truffée de formules d’une exaspérante politesse. Bavarder de tout, sauf de l’essentiel.

De ce point de vue, Tsukuru est une caricature de Japonais et les dialogues qu’il entretient avec ses divers correspondants un chef-d’œuvre de subtilité romanesque, tant il s’y montre incapable de dire ce dont il souffre, de mettre un mot approprié sur ses apories, jusqu’à ce que, d’un seul coup, au cours d’un voyage en Finlande qui le sèvre opportunément du cocon mortifère du pays natal, la vérité éclate enfin, aussi fulgurante que le geste précis du samouraï fidèle au bushido et qui joue du sabre (ici, le fantastique est réintroduit discrètement, Noire retrouvée pensant que le drame qu’ils ont tous vécu est l’œuvre d’un « démon », mais cette piste n’est pas prolongée).

Art de l’enquête, art des dialogues, mais ce livre où un écrivain majeur est au mieux de sa forme va beaucoup plus loin que l’étude psychologique d’un cas clinique. Le mal-être de Tsukuru, l’honnêteté foncière et l’intelligence dont il sait faire preuve enfin pour essayer de s’en sortir, ces soubresauts d’une conscience qui cherche à se délivrer désespérément de ses manques, pourraient seulement dessiner le portrait d’un individu faussement persuadé de son inutilité, en fait profond et attachant. Il n’en est rien et le dernier texte d’un artiste de soixante-cinq ans doit être lu comme la métaphore d’une des plus brillantes cultures du monde qui aujourd’hui, prise dans un étau dont l’une des mâchoires est la poursuite de la mondialisation américanisée, l’autre le retour d’un nationalisme qui a fait la preuve de sa dangerosité, doute d’elle-même et de l’avenir d’un modèle qui ne ressemble à aucun autre. Être japonais, est-ce être condamné à une situation sans équivalent nulle part ? Murakami ne le pense pas.

Tel est, me semble-t-il, le sens qu’on peut donner aux scènes récurrentes où Tsukuru, amateur dès l’enfance de trains et constructeur de gares, va passer ses rares jours de congé sur un banc de Tôkyô Eki, la gare la plus monstrueuse de l’univers. Ce ne sont pas les bâtiments qu’il aime, ni les locomotives qu’il admire, mais ces foules de petits employés, de salary men, qu’un coup d’œil superficiel juge si semblables (et ils le sont en effet, dans ce pays où la mixité ethnique est marginale : mêmes cheveux noirs, mêmes yeux marrons flanqués de lunettes, même attaché-case à la main, même costume occidental tristounet). Pourtant, il s’agit bien d’êtres distincts et chacun d’eux transporte dans sa tête ses complexes personnels et ses rêves. Tsukuru qui se perd dans leur contemplation est l’un d’eux, et par là même l’un de nous. Il est l’image sans le savoir (mais son créateur, lui, le sait) de la dignité de l’humanité déboussolée tout entière, l’humanité décolorée qui ne sait où elle va.

Maurice Mourier

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