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La démesure interminable des corps irréguliers

Savant, mélancolique, ce nouvel ouvrage de Jean Clair (né en 1940) unit des recherches diverses : celles de l’histoire de l’art, celles de la vie des idées et des formes, celles de la progression des sciences, celles des changements de la littérature (1). Et, en 2012, le monstrueux demeure une énigme.
Jean Clair
Hubris. La fabrique du monstre dans l'art moderne (Homoncules, géants et acéphales)
Savant, mélancolique, ce nouvel ouvrage de Jean Clair (né en 1940) unit des recherches diverses : celles de l’histoire de l’art, celles de la vie des idées et des formes, celles de la progression des sciences, celles des changements de la littérature (1). Et, en 2012, le monstrueux demeure une énigme.

Alors, dans l’art, les corps irréguliers, convulsifs, déviants, déréglés, insolites et les formes anormales circulent sans cesse à travers les siècles, à travers les continents, dans des civilisations différentes. Un grand historien de l’art, Jurgis Baltrusaitis (1903-1988), a constaté : « L’humanité ne cesse jamais d’aimer les monstres, et elle les trouve là où ils sont. Pour les esprits classiques, le Moyen Âge entier en porte le cachet. Tout en cheminant jusqu’au réveil romantique en marge de l’évolution générale, il se ranime régulièrement au sein du maniérisme et du baroque. » Selon les moments, les réveils des êtres composites et les prodiges apparaissent. Les sirènes, les centaures, les satyres, les vampires, les diables hétéroclites, les dragons, le sphinx, le minotaure, les êtres mutilés ou déformés surgissent. 

Aujourd’hui, dans son livre récent, Jean Clair met en évidence, au XXe siècle, trois espèces de monstres : les Homon cules, les Géants, les Acéphales. Dans la fièvre, dans le désarroi, dans l’orgueil, dans la démesure, dans l’hubris, dans le dérèglement, dans le progrès souvent incontrôlé, la laideur et les anatomies difformes s’expriment, surprennent et troublent. 

Interviennent les Homoncules, ces figurines animées que créent et utilisent des démons et les sorciers. Les petits Homoncules ont des organes déplacés et disproportionnés. En 1950, à l’hôpital royal Victoria de Montréal, le neurologue Wilder Penfield dessine un petit bonhomme grotesque et grossier (un « Homoncule ») paresseusement allongé sur la circonvolution d’un cerveau humain. La tête, les mains, les pieds sont démesurés ; sur la face, le menton et les lèvres sont enflés outre mesure ; le front est bas ; le thorax et le ventre ont disparu ; les pieds et les mains sont greffés. Cette étrange « chose » évoque un gnome contrefait. Elle est proche du Quasimodo que Victor Hugo (Notre-Dame de Paris, 1831) a décrit. Elle semble un être qu’un chirurgien égaré aurait fabriqué dans un film d’horreur. Elle serait une image des zones du cortex, que les étudiants de médecine comprennent : des aires corticales motrices, des aires corticales sensorielles… 

Viennent alors les Géants, les Titans qui ont combattu contre les Olympiens, les colosses féroces, les cyclopes cannibales, les ogres redoutables. Goya peint Saturne immense qui dévore un de ses enfants (1821-1823). Grandville illustre Les Voyages de Gulliver de Swift ; il représente Gulliver à Lilliput. En 1878, à Paris, à l’Exposition universelle, le Marteau-pilon (Le Creusot) est un géant métallique massif avec ses jambes écartées (de même que la tour Eiffel). Le Géant est le Père terrible de la tribu, l’Urvater, le patriarche dominateur, l’ogre que dessine Gustave Doré dans le Petit Poucet de Perrault. Sur un Carnet de Léonard de Vinci, une sorte d’« hyper-géant » porte six géants à l’arçon de la selle de son étalon démesuré. 

Au XXe siècle, le Führer, le Duce, le Guide Suprême, le Camarade Glorieux, le Généralissime sont des tyrans, des Titans. Le culte de la personnalité se développe et s’écroule. Dans les totalitarismes, les dictateurs et les leaders triomphent. Les statues, les peintures, les affiches célèbrent les chefs-titans qui enchaînent et qui dévorent. Ils sont proches de Léviathan, de Moloch qui immole et brûle les enfants. Georges Grosz peint, en 1944, Caïn ou Hitler aux enfers ; il est un gigantesque moustachu, prostré et grotesque ; les cadavres sont minuscules. Alfred Kubin (Grenadier, 1897) dessine un immense grognard au-dessus d’un champ de bataille. Kubin (La Guerre, 1903) représente le guerrier colossal qui piétine des armées. En 1935, dans un dessin de Kubin, Staline se dresse au-dessus de la foule. Le Bolchevique (1920) de Boris Kustodiev est plus haut qu’une cheminée d’usine ; son drapeau occupe le ciel. En 1937, un architecte russe propose le projet du Palais des Soviets ; il y aurait eu une statue de Lénine, haute de 80 mètres. 

Selon Jean Clair, il n’y a pas seulement des ogres, mais aussi des ogresses, des sorcières géantes, redoutables et voraces, des Mères énormes et dangereuses, celles qui luttent contre les mâles… Et, à ce propos, Jean Clair oublie les géantes qui fascinaient Baudelaire : « J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante, / Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux. » Le poète aurait aimé « parcourir à loisir ses magnifiques formes ; / Ramper sur les versants de ses genoux énormes » … 

Surgissent aussi les Acéphales inquiétants, les humains sans tête ni raison. La tête a été tranchée, ou bien elle s’est perdue. En juin 1936, Georges Bataille crée une revue qui s’intitule L’Acéphale, sous une couverture dessinée par André Masson. Georges Bataille écrit alors : « Je rencontre un être qui me fait rire parce qu’il est sans tête, qui m’emplit d’angoisse parce qu’il est fait d’innocence et de crime. (…) Il réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort. Il n’est pas un homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas moi, mais il est plus que moi. Son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est-à-dire monstre. » 

Jean Clair regarde, alors, les Acéphales. Il perçoit un dessin d’Odilon Redon, Tête suspendue (v. 1885). Il observe une sculpture de Rodin : Balzac, étude en athlète (1896) ; Balzac est nu ; il marche ; il n’a pas de tête. Rodin sculpte aussi une déesse sans tête : Iris, messagère des dieux, petit modèle (v. 1891). Et, très souvent, Jean Clair pense à la guillotine, à des têtes coupées. Lorsqu’il organise, en 2010, une exposition remarquable, Crime et Châtiment, il met en évidence une machine sobre et terrifiante : une guillotine qui avait été utilisée jadis. Ou bien, tu relis un poème ironique de Robert Desnos. Il évoque les « malins à qui l’on avait coupé le cou ». Selon Desnos, « on les appelait les quatre sans cou ». Desnos raconte : « Quand ils buvaient un verre, / Au café de la place ou du boulevard / Les garçons n’oubliaient pas d’apporter des entonnoirs. »

  1. Jean Clair a été conservateur au musée national d’Art moderne et au Cabinet d’art graphique du Centre Pompidou. Il a dirigé jusqu’en 2005 le musée Picasso (Paris). Il a été rédacteur en chef des Chroniques de l’Art vivant (1970-1975). Il a fondé les Cahiers du Musée d’art moderne ; il les a dirigés (1978-1986). Il a été le commissaire d’un grand nombre d’expositions passionnantes (sur Duchamp, Balthus, sur Vienne, sur « l’âme au corps », sur la mélancolie, sur le crime et le châtiment, etc.). Il publie des écrits sur l’art, des « textes intimes » … Il est souvent un polémiste acerbe, peut-être excessif. Par ailleurs, en 2003, Annie Le Brun critique, avec violence, un pamphlet de Jean Clair qui attaque les surréalistes (QL n° 855 du 1er juin 2003).
Gilbert Lascault

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