La flèche empoisonnée

Après le foisonnement épique, baroque et quotidien de ses « Épopopoèmémés », la poète roumaine Sanda Voïca, qui vit en France et écrit en français, nous offre un livre aux mots retenus. La voix, pourtant, reste bien la même.
Sanda Voïca
Trajectoire déroutée
Après le foisonnement épique, baroque et quotidien de ses « Épopopoèmémés », la poète roumaine Sanda Voïca, qui vit en France et écrit en français, nous offre un livre aux mots retenus. La voix, pourtant, reste bien la même.

Quelque chose s’est passé : a sidéré. Suffisamment pour que la ligne change de direction. On pourrait entendre la course changée d’une météorite (mais par quelle force « géante » ?), le langage astral et lointain d’une voix perdue dans l’espace.

Or tout est proche. Là. Tout est perdu également : 

J’ai soif
de la tombe blanche
ovale dans mon corps. 

Cette pierre dans son ventre, c’est l’enfant qu’elle a portée. Un autre poème constatera : « J’ai enfanté une pierre / elle est devenue poussière. » Ce je vacillant vit, encore. Du puits des contes, mais aussi des tombes vers lesquelles on penche sort la violente vérité : « La jeune fille est morte ». Le nom et les dates en exergue, « Clara Pop-Dudouit (1994-2015) », nourrissent le texte. L’impact est tel que tout est modifié : 

Pluie inédite qui s’arrête
avant de toucher la terre.
Témoin de cette suspension,
je me noircis, deviens nuage.  

Les éléments (« le vent solidifié ») enregistrent l’événement. La mère ressent l’arrachement de sa chair et se réduit à « un squelette récent ». Ce que la disparue ne peut révéler se marque sur ou dans le corps de la mère. Les mots inscrivent « la fille » dans le livre, comme elle modifie le corps de celle qui écrit :

Je me défais en morceaux.
Quand je me réarticule
je mets la fille disparue
dans mon échine. 

Les mots n’exorcisent pas, ils décrivent les sensations terribles d’une dépossession vécue par le corps devenu terrain d’expression de « la fille ».

Frappante, cette voix cogne sans pathétique envolée. Parfois, un rêve, une image, coupe la stèle du poème, menace le souffle ou le cœur en l’entourant à l’étouffer :

je suis celle qui s’extrait
de MON jour
et de SA nuit 

Les déterminants possessifs qui séparent deux êtres sont unis par le cri des capitales d’imprimerie. Ce devenir monstrueux peut être rassurant aussi, car il n’est pas néant. La mère déroutée poursuit sa route autrement, comme une inversion. 

Je suis à mon tour
sa nourriture 

Analysant la « scène pronominale » dans L’Élargissement du poème, Jean-Christophe Bailly écrit : « Signant la singularité de tout je, je dit également que tous les sujets sont distincts et que c’est cette séparation native – exister, c’est être distinct – qui ouvre l’espace […] de l’énonciation[1]. » Dans Trajectoire détournée, le je de la mère et le elle de la fille n’aboutissent que deux fois à un nous. Des périphrases tendent vers l’objectivation : « la jeune fille morte », « la fille disparue », d’une part, « celle qui l’avait engendrée », d’autre part. Mais nous trouvons aussi des premières personnes devenues indistinctes : « Est-ce la silhouette de la fille / ou ma silhouette ? / Ma chair brûle / sans se consommer. » Ou encore : « Je ne flotte pas, / je ne peux pas rouler. / Je gis / enfin à ma place. »

« La fille » s’incarne dans les morceaux éparpillés d’un corps qui se métamorphose.

« Je suis blessée et plus ou moins guérie par la même flèche, celle de la / langue de mes écrits, / Flèche (ou javelot) plus ou moins aiguë, pas toujours affûtée, mais me pointant sans cesse[2] », écrivait Sanda Voïca en 2011 dans ses Épopopoèmémés. Ici, la flèche à la « trajectoire déroutée » blesse mortellement celle qui parle à son point le plus vulnérable : « J’ai compris que j’étais Achille ». Le même poème précise : « Achille qui a marché sur sa propre flèche / Empoisonnée. » Cette flèche empoisonnée, c’est « la fille disparue », dont la « trajectoire » a été « déroutée » : « J’ai marché sur elle / et me voilà en impossibilité d’avancer. »

C’est aussi ce serpent qui chasse Ève du paradis. Parfois, la fenêtre ou la porte du poème s’ouvre sur le jardin familial édénique d’une joie passée. Mais un « mur », une pierre, une « tombe », en empêchent désormais l’accès : « je » (et/ou « je »), « [p]étrifiée et tremblante », en a été chassée.

« Et je répondrais […] à la […] question, d’où vient mon écriture : elle vient (viendrait) directement de ma mort[3] », affirmait Sanda Voïca dans un entretien accordé avant la disparition de Clara.

Sans cesse, le corps a revécu la mort agissant, éprouvé l’absence de place véritable de la morte qui est partout – qui n’est plus là. D’ailleurs, la ponctuation irrégulière dispose les points ou les fait disparaître : la structuration de la phrase entérine ces visions qui traversent le poème, une forme de surnaturel esquissé à la démesure de l’événement non raconté. Texte hypnotique, cérébral et de chair, qui nous fait suivre le vol échoué d’un ange sacrifié aux ailes décollées : 

Si je voulais me jeter par terre
je ne tomberais pas :
l’air du jardin devenu solide
m’en empêcherait. 

L’effondrement intérieur s’éprouve au diapason d’un extérieur transmué. Les temps eux-mêmes se confondent : la mère, comme la Terre, continue de tourner autour de son axe. Strates de conscience, successives ou simultanées, on suit, dans ce désordre fou, la tentative vaine pour lire un sens. La fusion d’avant-naître est répercutée dans l’après qui se dissémine. Bien des mots sont répétés (« colle », « jamais »), orchestrés dans une pantomime inaboutie pour extraire une vertu cardinale échappée, introuvable (la jeune fille). Si bien que le je s’absente quand le sens s’est « dérouté ». « Comment réinvestir les mots évidés ? » Écrire quand même et malgré tout. « […] il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a[4] », écrivait Samuel Beckett.

« Écrire dans l’air », avance Sanda Voïca, « dans l’air-parchemin ». Pour quel résultat ? 

Les feuilles pleines de mots
collées à ma tête
à la place de mes oreilles
peinent à me faire voler. 

C’est qu’il s’agit maintenant d’écrire sans le corps disparu, « avec des doigts sans ongles / et sans les lignes qui donnent / les empreintes digitales » : une écriture « anonyme », en cours de disparition.

Quand j’avais écrit mon premier poème
J’avais déjà creusé une tombe.
En écrivant les autres
je la creuse encore plus,
je la renforce de briques.
Dans son alvéole très spacieuse,
je me retrouve chaque jour.
Dans son clair-obscur je me demande :
D’où vient la lumière ? 

Cette lumière perçue dans le noir, est-elle celle d’un Éden perdu dont ne subsiste qu’un souvenir ? La couleur répétée dans le livre est le bleu : bleu ciel, « bleu royal », un bleu multiple et tournoyant. Trajectoire déroutée offre les mouvements continus, l’effort ou l’assaut subi, le dédoublement d’un corps en lutte qui porte en lui sa déroute. 

[1]. Jean-Christophe Bailly, L’Élargissement du poème, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 2015.
[2]. Sanda Voïca, Épopopoèmémés, éditions Impeccables, 2015.
[3]. Entretien de Sanda Voïca avec Clara Régy, à retrouver sur le site Internet Terre à ciel.
[4]. Samuel Beckett, L’Innommable, Minuit, 1953.

Isabelle Lévesque