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La genèse du structuralisme

La publication de la « Correspondance (1942-1982) » entre le linguiste Roman Jakobson (1896-1982) et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) donne à voir, de l’intérieur, un pan entier de l’invention du structuralisme. Les lettres commencent par montrer leur longue complicité née à New York, qui s’exprime par de multiples marques d’affection – ils se souhaitent leurs anniversaires, se rencontrent autant que possible –, mais aussi par leur commun attachement à l’étiquette du « structuralisme » et à sa diffusion.
La publication de la « Correspondance (1942-1982) » entre le linguiste Roman Jakobson (1896-1982) et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) donne à voir, de l’intérieur, un pan entier de l’invention du structuralisme. Les lettres commencent par montrer leur longue complicité née à New York, qui s’exprime par de multiples marques d’affection – ils se souhaitent leurs anniversaires, se rencontrent autant que possible –, mais aussi par leur commun attachement à l’étiquette du « structuralisme » et à sa diffusion.

À chaque « arrivage » d’un livre de Lévi-Strauss, Jakobson s’extasie : « Votre livre m’a procuré des heures passionnantes de lecture et de méditation » (10 juillet 1958) ; « votre merveilleux article sur Propp » (19 mai 1960) ; « vous avez réussi à résoudre toutes les subtilités du problème totémique » (27 juin 1962), etc. Leur Correspondance nous présente aussi le large « cercle » français de Jakobson, toujours des couples, ceux de Jacques Lacan, Michel Leiris, André Masson (orthographié Maxon), Maurice Merleau-Ponty, Alexandre Koyré, Louis Aragon…

Pourtant, dans cette harmonie, surgit une anomalie. Le dernier chapitre de La Pensée sauvage consacré à Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre, publiée deux ans plus tôt, paraît à Jakobson, ainsi qu’il l’écrit à son auteur le 27 juin 1962, « un peu sommaire. Le problème de la dialectique me semble plutôt faire l’objet d’une allusion que d’une analyse. » Dans sa réponse, Lévi-Strauss reconnaît que même s’il résulte d’un « séminaire de plusieurs mois », le chapitre « est fâcheusement allusif », mais riposte en affirmant « qu’il n’y est pas question de dialectique ». Cette anomalie met pourtant le doigt sur d’éventuels désaccords entre les deux amis, d’autant que la publication de leur correspondance fournit les matériaux qui permettent d’en prendre la mesure.

Elle nous propose en effet un dossier (presque) complet de la genèse de l’article « écrit à quatre mains », selon les mots de Jakobson, sur le sonnet « Les chats » de Baudelaire. Nous y trouvons d’abord la première « tentative » de Lévi-Strauss, envoyée le 16 novembre 1960 et consacrée à un poème de Gérard de Nerval, ce qui permet de lui attribuer l’initiative du projet. Les réécritures, les rectifications, l’apport des matériaux nouveaux, la mention des compléments proposés par Émile Benveniste, conduisent à l’article final, tel que la revue L’Hommel’a publié en 1962, précédé d’un prologue de Lévi-Strauss justifiant la publication d’une étude d’un texte littéraire dans une revue d’anthropologie. Il semble qu’ils n’aient pas envisagé de le publier ailleurs en France. Même si le livre ne nous donne pas le détail des interventions de Jakobson, le résultat final, présenté en annexe, peut nous permettre d’en prendre la mesure. Nous disposons ainsi des matériaux pour une analyse génétique de cet article, ce qui nous autorisera à voir de quel côté tire l’intervention de l’un et de l’autre. L’article final résulte donc de « négociations » pour reprendre le mot de Stephen Greenblatt, que je vais essayer de comprendre.           

En effet, entre la première proposition de Lévi-Strauss et le résultat final, grande est la différence. Alors que, dans sa « tentative », l’anthropologue insiste surtout sur les oppositions binaires (les « binarismes », disait Barthes), le texte publié insiste surtout sur les questions de grammaire, d’autant que Jakobson voulait l’inclure dans un livre en voie de publication, intitulé Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie, volume III des Selected Writings, paru également en 1962. Évidemment, entre les six pages manuscrites de Lévi-Strauss de 1960 et les 23 de l’article imprimé en 1962 s’intercalent une foule de médiations, de compléments, de suppressions, de corrections issues tant de Lévi-Strauss lui-même que de Jakobson : voilà la matière d’une ample étude génétique qui sortirait du strict domaine littéraire par l’examen des écrits de l’un et de l’autre, les textes imprimés mais aussi les manuscrits.

Malgré la faiblesse de la matière, faute d’accéder à la totalité des documents, il me semble possible de souligner sommairement quelques aspects. D’une part, à l’encontre de la volonté de Lévi-Strauss de rencontrer des dualismes, le texte final échappe à ces tenailles et va jusqu’à parler de synecdoques, le troisième trope oublié par les structuralistes, qui n’utilisent que le binarisme, métaphore-métonymie. D’autre part, Jakobson s’intéresse à l’histoire des pratiques – le « dynamisme », dit-il –, non à celle des structures abstraites qui refusent les objets empiriques au profit de ceux imaginés par le « savant », pour insister sur la grammaire utilisée, détournée ou contournée. Enfin, le texte final insiste également sur la construction du sonnet : par exemple, l’importance et l’originalité du vers médian, le septième.

En fait, malgré une évidente affection, un projet commun, l’édification et la promotion du « structuralisme », une relecture des Essais de linguistique générale montre plusieurs points de discordance entre les deux chercheurs : la dynamique de la langue, l’importance du contexte, les relations à la physique… Il ne s’agit que de questions marginales qui n’affectent en rien leur accord et leur coopération sur l’objectif commun : l’élaboration de ce qu’ils appellent le « structuralisme ». Ces divergences ont cependant une origine commune, les relations à la phénoménologie : alors que Lévi-Strauss la refusait catégoriquement (« La phénoménologie me heurtait », écrit-il dans Tristes Tropiques), on ne trouve pas une telle hostilité chez Jakobson, qui écrit, à la mort de Merleau-Ponty, son affection mais aussi, et surtout, son admiration. Cette divergence revient évidemment à la surface à propos de Critique de la raison dialectique.

Avec cette correspondance, nous accédons ainsi à la genèse de l’un des plus majestueux projets scientifiques du siècle précédent, le « structuralisme », qui rêvait de présenter, selon des critères formels, les pratiques et les pensées universelles des êtres humains, où qu’ils vivent et à une quelconque époque. Cette « rationalité universelle », celle des Lumières, qui fut aussi antérieurement l’une des croyances des Jésuites, qui cherchait une justification dans des mathématiques imaginées, est aujourd’hui morte. Non que la rationalité ne cesse de constituer un instrument de communication, mais les pratiques, surtout celles réputées les plus logiques (pensons au discours comptable), s’en échappent. Cela ne l’empêche pas de rester un objectif politique : tous les êtres humains sont égaux. Nous avons aujourd’hui à penser l’irrationalité, le local et le discontinu, même dans la poésie, direction qu’avaient pourtant essayé d’occulter, en leur temps, Lévi-Strauss et Jakobson.

Bernard Traimond

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