La lente flèche de la beauté : Nietzsche et le « grand style » de Gênes

Pour apaiser les souffrances physiques causées par des troubles de la vue de plus en plus fréquents, des douleurs d’origine neurologique et des migraines épuisantes, Nietzsche se mit en congé de l’université de Bâle pendant un an, pour visiter l’Italie en compagnie de quelques amis, le jeune philosophe Paul Rée et la baronne Malwida von Meysenbug, philanthrope amatrice de Wagner et idéaliste.
Pour apaiser les souffrances physiques causées par des troubles de la vue de plus en plus fréquents, des douleurs d’origine neurologique et des migraines épuisantes, Nietzsche se mit en congé de l’université de Bâle pendant un an, pour visiter l’Italie en compagnie de quelques amis, le jeune philosophe Paul Rée et la baronne Malwida von Meysenbug, philanthrope amatrice de Wagner et idéaliste.

À l’automne de cette année-là et jusqu’au printemps de l’année suivante, Nietzsche séjourna à Sorrente, la ville qui inaugura son année sabbatique, prélude à une vie errante, sans patrie, parsemée de vagabondages sans fin et de séjours prolongés dans différentes villes italiennes dont, au cours de la décennie suivante, Gênes, Stresa, Venise, Florence, Rome et Turin.

Pour le philosophe prometteur qu’il était alors, les jeux étaient faits dès le début. Il s’agissait de couper les ponts avec Bâle et la culture allemande, avec le vieil académisme et ce que l’époque contenait de poussiéreux, de « se soustraire au Nord » et de retrouver la joie de l’esprit et celle d’un corps que la maladie mine sans remède.

Du séjour à Sorrente et d’une visite à Naples, en surplomb de la « vue de la beauté » lors d’un crépuscule lumineux sur un escarpement du Pausilippe, on trouve des témoignages dans la correspondance de Nietzsche ainsi que dans un fragment des aphorismes d’Humain, trop humain, auquel il travaillait à cette époque. La vision éblouissante du golfe de Naples qu’enveloppe la lumière du coucher de soleil est comparée par Nietzsche au Benedictus de la Messe en do majeur de Beethoven avec cet oxymore : « la flèche lente de la beauté », qu’il donne pour titre à l’aphorisme 149, traduisant l’idée poétique que la beauté se conquiert progressivement par étapes, se révèle dans une lenteur inexorable, silencieuse, filtrée par le temps, jusqu’à perdre les traits contingents de son apparition pour revêtir une forme universelle et absolue.

Nietzsche fut le maître incomparable de l’irruption des formes de la vie dans la pensée et dans l’art de l’écriture. Et, contrairement à ce qui est souvent affirmé, ce n’est pas seulement vers la musique que se tournait sa sensibilité esthétique, mais aussi vers un goût très prononcé et une perception fine de la peinture et de l’architecture de l’Antiquité classique, de la Renaissance et du baroque, dans lesquelles il reconnaissait cette volonté de « dominer et circonscrire le chaos » qu’il désigna par l’expression de « grand style ».

Le long voyage de Bâle à Sorrente, en octobre 1876, fut interrompu par un bref séjour à Gênes, qu’il quitta trois jours plus tard, en prenant un paquebot pour Naples.

À partir de novembre 1880, le chef-lieu de la Ligurie aurait été choisi par Nietzsche comme point d’arrivée de son existence solitaire et sans patrie, celle d’un garçon vivant en meublé, dans un total déracinement intellectuel et matériel, bien que mû par l’intime conviction d’avoir une mission à accomplir : « Ne révèle à personne que je suis et resterai à Gênes… Je veux jeter les bases d’une vie secrète de mansarde », écrivait-il à Peter Gast cette même année. Ce fut le premier séjour hivernal de Nietzsche à Gênes, où il demeura trois ans, entrecoupé de quelques villégiatures estivales à Sils Maria puis à Nice. Sa petite mansarde se trouvait dans la Salita delle Battistine, une « ruelle abrupte bordée de palais », à deux pas des bâtiments historiques et des rues populeuses auxquelles il aimait se mêler, tel le flâneur de Baudelaire, en quête d’une agitation sereine. La ville, avec sa « confusion de petites ruelles », se déploya devant lui dans sa « grandeur clairvoyante » et sa « puissance créative », comblant l’« ivresse de vie » dont il était assoiffé. En comparaison avec les villes allemandes, marquées par un chaos stylistique incontrôlable et un esprit décadent irrépressible, Gênes lui apparut « pleine d’énergie vitale », antiromantique et antimoderne. Son adhésion à l’esprit de la ville est inconditionnelle : il déclare que son œuvre ne peut être menée à bien qu’en ce lieu, car elle porte en elle la « marque de Gênes » et, en avril 1883, il proclame de manière lapidaire : « Je suis gênois. » Dans la ville ligure en effet, Nietzsche entreprit une œuvre fondamentale, Aurore : « Cher ami, je vais faire partir à son tour mon bateau gênois ! » avait-il écrit à Peter Gast en 1881 – œuvre « que je ne peux mener à terme qu’ici, car elle porte en elle une connotation gênoise ».

Dans ses promenades philosophiques, Nietzsche avait une prédilection pour les collines environnant la ville et la Riviera du Levant. Les terrains en pente et les montées en solitaire, le long de la mer à Ruta, Santa Margherita et Rapallo, représentaient pour lui l’espace visible et tangible dans lequel il pouvait immerger ses pensées sous la forme d’une appropriation dynamique entre la nature et lui : « Nous voulons nous traduire nous-mêmes en pierres et en plantes, nous voulons nous promener en nous-mêmes, lorsque nous circulons dans ces galeries et ces jardins[1]. » 

Si philosopher est, pour Nietzsche, « penser ce qui est ouvert » selon Gilles Deleuze, c’est aussi et surtout « penser en milieu ouvert » au sens d’une expérience poétique du monde. L’ensemble des éléments qui composent les villas, les jardins, les bâtiments, est appréhendé en étroite relation avec la configuration naturelle du paysage. Dans les aphorismes 290 et 291 du Gai Savoir, il reprend les formes architecturales des palais patriciens et des jardins gênois aux « tempéraments forts, dominateurs », de leurs habitants dont la « volonté tyrannique » n’a trouvé de répit que dans l’assujettissement de la nature, soumise au goût et à la loi de leur vision inspiratrice. En un mot : à leur style. La forme des villas, des bâtiments, des jardins et des arcades de Gênes est conçue par Nietzsche comme une « représentation symbolique » de leurs maîtres d’ouvrage. L’architecture urbaine est, pour le philosophe, un « portail d’autocrates », le déploiement de la volonté de puissance des grands seigneurs de la ville, au premier rang desquels Andrea Doria, dont la figure historique lui a été révélée par la tragédie de Schiller La Conjuration de Fiesque de Gênes (Die Verschwörung des Fiesco zu Genua, 1782).

[1]. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 280, traduction d’Henri Albert, Le Livre de poche, 1993.

[Sergio Crapiz est docteur de l’Université : son doctorat portait sur les voyages de D.H. Lawrence et d’Artaud. Il vit et enseigne la philosophie à Gênes.]

Sergio Crapiz Traduit Par Patricia De Pas

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