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La mesure et l'excès

Article publié dans le n°1117 (01 déc. 2014) de Quinzaines

Le 11 juin 1978, au cours d'un entretien avec Jean Daive à la Maison de la Radio (1), Anne-Marie Albiach déclarait : « Je crois que le scandale est permanent ». Elle ajoutait, donnant des arguments pour expliquer ledit scandale et du même coup la singularité de ses écrits : « Il est dans la ponctuation, dans le choix du vocabulaire, dans les italiques, dans les fausses citations ; dans la recherche d'une identité qui serait double, dans le refus de la logique. »
Le 11 juin 1978, au cours d'un entretien avec Jean Daive à la Maison de la Radio (1), Anne-Marie Albiach déclarait : « Je crois que le scandale est permanent ». Elle ajoutait, donnant des arguments pour expliquer ledit scandale et du même coup la singularité de ses écrits : « Il est dans la ponctuation, dans le choix du vocabulaire, dans les italiques, dans les fausses citations ; dans la recherche d'une identité qui serait double, dans le refus de la logique. »

Or, ce même mois de juin 1978, le n° 74 de la revue Action poétique lui consacrait ses soixante-dix premières pages. Et ce fut un séisme, dans la revue d’abord, dont le comité de rédaction se scinda en deux groupes, et sur la scène poétique d’alors.

Vivement soutenue par les uns (et d’abord par Jacques Roubaud), violemment attaquée par les autres à l’intérieur du comité, elle est portée et entourée par un groupe agissant qui croit à sa modernité : Claude Royet-Journoud (avec qui elle a créé la revue Siècle à mains), Jean Daive et Alain Veinstein (ils sont tous trois proches de la revue L’Éphémère, créée par Yves Bonnefoy et Jacques Dupin). À ces premiers soutiens vinrent s’ajouter ceux d’Emmanuel Hocquard, Edmond Jabès, Roger Laporte, Pascal Quignard…

Anne-Marie Albiach n’avait jusqu’alors pas beaucoup publié : quelques plaquettes de poésie, des traductions (de Zukofsky), des poèmes dans Change, Action poétique, Argile, Digraphe et un livre, État, « texte d’une haute exigence et d’une densité peu commune », écrivait Edmond Jabès dans La Quinzaine littéraire, et dans le n° 74 d’Action poétique : « Nous ne pouvons plus échapper à l’illimité qui fait trembler nos limites ». « Ici tout est significatif », écrivait de son côté Bernard Noël, qui édita en 1984 son deuxième livre, Mezza Voce, dans la collection Textes/Flammarion.

Pour en revenir au numéro d’Action poétique, c’est surtout l’article de Jean Daive qui mit le feu aux poudres. Il avait en effet proposé sur deux pages la ponctuation d’un extrait d’État, mais sans les mots, afin, explique Pascal Boulanger dans la relation qu’il propose des faits (2), non pas de provoquer, mais de « montrer comment l’écriture d’Anne-Marie Albiach peut être lue dans son ossature même ». Cet article de Daive, poursuit-il, « fut comparé aux effets de la bombe à neutrons par Roudinesco, une cage sans oiseau, en quelque sorte ».

L’intervention de Daive, sans commentaire théorique, plaçait implicitement Albiach dans le sillage de Mallarmé, qui avait écrit, dans Variations sur un sujet : « Je préfère selon mon goût, sur page blanche, un dessin espacé de virgules ou des points et leurs combinaisons secondaires, imitant, nue, la mélodie – au texte, suggéré avantageusement si, même sublime, il n’était pas ponctué. »

Anne-Marie-Albiach, « Ama », comme l’appelle joliment Isabelle Garron (on pense à « alma » qui a, entre autres significations, celles de « jeune fille » dans la culture hébraïque et de « savante » dans la culture arabe), ne donnait pourtant pas l’image de la déesse sévère, dogmatique et sûre d’elle qu’on aurait pu attendre. Au contraire, elle était enjouée, tempérait ses réponses, au cours des entretiens, de « peut-être », « j’ai cette impression », « tout n’est que tentatives ». Elle s’habillait, vers 1978 en tout cas, comme une actrice, de robes de taffetas ornées par des volants et avait une voix magnifique, à la fois chaude et cristalline.

L’excès (pour reprendre un des termes de son titre L’EXCÈS : cette mesure) effraie. On le gomme, on le tient à distance. Les écrits d’Anne-Marie Albiach (et les propos qu’elle tient) pourraient être étudiés sous cet angle : une tentative de déjouer le monstre en soi, de le tenir en laisse comme dans le fascinant tableau du peintre Vittore Carpaccio (qu’on peut voir à Paris au musée Jacquemart-André), dans lequel une princesse tient le fil rouge, le mince lacet censé attacher le dragon – unique couleur ardente, avec le sang du monstre, sur la scène du drame dominée par le gris et le noir.

Anne-Marie Albiach est cette princesse amoureuse du dragon qui l’a ravie à sa famille, éloignée de son père. C’est pour lui qu’elle s’habille de robes roses ou vertes, qu’elle pique des nœuds dans ses cheveux de jais, longs et bouclés, pareils à ceux d’une Ménine de Goya. Ils sont bien tous les deux, la princesse, le dragon, coupés du monde de la famille qui frappe d’interdits, sous un ciel lourd d’orage. Car l’angoisse n’est pas loin et ce n’est certes pas saint Michel, bien qu’archange, qui la délivrera. À moins que saint Michel ne soit la poésie, assisté des chevaux, non de l’Apocalypse, mais des mathématiques, de la géométrie, des nombres ? « Il faut dire que je suis très attirée par les équations, le nombre, la géométrie, il me semble que c’est cela qui tient un vers. »

Au cœur du Chœur, constitué par les diverses voix que prend celle d’Anne-Marie Albiach, au centre du théâtre qu’elle se joue à elle-même, il y a le désir – celui qui pousse vers l’autre et celui qui incite à écrire. Sans lui rien n’est possible, vivable. Comme la plupart des écrivains, Anne-Marie Albiach a besoin du désir (pas seulement celui d’un corps aimé) pour écrire et chasser l’angoisse annihilante, la chasser d’autant mieux qu’elle n’en parlera pas, qu’elle la fera entrer dans ce qu’elle nomme la fiction et qu’elle contrôlera grâce à une mise en scène, à une mise en espace soigneusement réglée : mots perchés sur la page, devenue leur portée ; signes de ponctuation étonnamment distribués (les deux points viennent avant et non après le mot qu’ils se proposent d’expliciter) ; vocabulaire abstrait ; notation de détails pris au réel environnant, qui eux sont très concrets ; et blanc, omniprésent – une « narration du “froid” » (Mezza Voce), sur la page, neige vaste, où les pas font des signes. On ne quitte pas la voix, on ne quitte pas le chant, la mélodie, voire la chanson, celui ou celle qui accompagne le rituel, le sacrifice et le blasphème.

Anne-Marie Albiach aime Beckett, Jouve, Mallarmé, Bataille – qu’elle analyse si bien : « Chaque corps a son opacité, celle que Bataille cherche à trouver et à transpercer » . Parlant de lui avec ces mots, c’est bien sûr d’elle qu’elle parle. Peut-être que, comme Bataille, n’aspire-t-elle qu’à une chose : se suicider ; que comme lui ce qu’elle écrit est « excessivement mental ». Son lyrisme est actif mais froid et contrôlé, car « entre guillemets, en italique, avec des blancs ». Réclamant la mesure de l’excès, elle propose cette formule magnifique : « Il n’y a pas de construction sans feu ».

Rappelons qu’Anne-Marie Albiach, née en 1937, est morte en 2012. Cinq le Chœur rassemble toute son œuvre – poésie et prose. Les textes s’y succèdent comme s’ils appartenaient à un livre unique, ce qui est une belle idée, les dates, les références ne figurant qu’aux dernières pages. En tant que tel, il possède un vrai titre (autre qu’« Œuvres » par exemple), extrait de Mezza Voce. Qu’elle gardait, semble-t-il, en réserve.

  1. Jean Daive, Anne-Marie Albiach, l'exact réel, (cinq entretiens avec Anne-Marie Albiach), Éric Pesty, 2006. Sans autre précision, les citations sont extraites de ce livre.
  2. Pascal Boulanger, Une « action poétique » de 1950 à aujourd’hui, Flammarion, 1998. Voir aussi Jean-Marie Gleize, Le Théâtre du poème, Belin, 1995 ; le n° 14 de la revue CCP, Marseille, 2007 ; les entretiens sur France Culture d’Alain Veinstein, André Velter, qu’on peut entendre sur internet.
Marie Etienne

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