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La musique des oiseaux

Article publié dans le n°1246 (12 juil. 2022) de Quinzaines

La metteure en scène, comédienne et musicienne Marie Vialle poursuit avec la mise en scène de Dans ce jardin qu’on aimait une collaboration au long cours, entamée il y a plus d’une quinzaine d’années, avec l’écrivain Pascal Quignard, devenu l’un de ses auteurs de prédilection.

MARIE VIALLE

DANS CE JARDIN QUON AIMAIT

D’après Pascal Quignard

Adaptation de David Tuaillon et Marie Vialle

Collaboration d’Éric Didry à la mise en scène

Avec Yann Boudaud et Marie Vialle

Cloître des Célestins

1, avenue Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny 84000 Avignon

9, 10, 11, 13, 14, 15, 16 juillet, à 22 heures

Durée : 1 heure 30

 

Pascal Quignard

Dans ce jardin qu’on aimait

Grasset, 2017, 176 p., 17,50 €

La metteure en scène, comédienne et musicienne Marie Vialle poursuit avec la mise en scène de Dans ce jardin qu’on aimait une collaboration au long cours, entamée il y a plus d’une quinzaine d’années, avec l’écrivain Pascal Quignard, devenu l’un de ses auteurs de prédilection.

À partir de Sur le bout de la langue s’est créée entre Marie Vialle et Pascal Quignard une véritable alchimie. Il lui a écrit spécifiquement plusieurs « contes », et les créations communes ont suivi : Princesse Vieille Reine, que Marie Vialle joue seule en scène, puis Triomphe du temps, avec Lam Truong, ainsi que La Rive dans le noir, jusqu’à cette nouvelle production : Dans ce jardin qu’on aimait.

Pascal Quignard n’a pas le goût du théâtre « classique », auquel, dit-il, il ne comprend rien, mais celui du nô japonais, du butô, des rituels, des formes archaïques, où le verbe prend corps jusqu’au cri, et où la musique touche au « sauvage ».

Marie Vialle crée des univers qui mettent pleinement en jeu les sens, où le verbe s’incarne, où les silences sont denses, dans des imaginaires charnels et métaphysiques, avec un temps qui se métamorphose, qui rend poreuses les frontières entre le visible et l’invisible.

Dans ce jardin qu’on aimait explore plus particulièrement l’univers de la musique, celle dont Pascal Quignard, musicien lui-même, dit avoir la « nostalgie », musique omniprésente dans son œuvre.

Il a collaboré avec la danseuse de butô Carlotta Ikeda, disparue en 2014. C’est pour leur spectacle Medea qu’il est monté pour la première fois sur le plateau, qu’il a vécu l’expérience d’« être dans le noir ». Si Carlotta Ikeda a emporté avec elle « un mouvement qu’on ne pourra plus montrer, des voix qu’on ne pourra plus entendre », il a poursuivi le voyage deux ans plus tard, au Festival dAvignon de 2016, avec la création de La Rive dans le noir. Une performance de ténèbres, au Tinel de la Chartreuse, dans la mise en scène de Marie Vialle. Présent sur le plateau, il a dit alors cette disparition – et d’autres –, et Marie Vialle se métamorphosait en femme-oiseau, inventant une musique primitive, comme une « communion avec les airs et la terre », avec comme protagonistes et assesseurs une jeune chouette effraie et une corneille. Humanité et animalité se frôlaient, entre ombres et lumière, ouvrant de nouveaux espaces, dans un spectacle qui prenait alors la forme d’un cérémonial. 

Pour cette nouvelle mise en scène, Dans ce jardin qu’on aimait, Marie Vialle et Pascal Quignard poursuivent l’exploration sensible de tous ces motifs et expériences : solitude, désir, rapports organiques entre nature et humain, vie et mort, liens archaïques, onirisme et lieux des origines, poésie et philosophie, hors-temps, avec pour thèmes centraux la musique et l’amour.

L’adaptation de ce court roman – qui tient du poème, du nô japonais, du psaume, des didascalies, de loraison funèbre et du traité dornithologie – a été commencée lors de résidences à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Les cellules des chartreux, l’horizon, le passage des saisons, le silence et la nature, ont été les écrins de ce travail d’artisan, dans ce lieu monacal.

La trame du roman s’inspire d’un personnage réel, inconsolable d’avoir perdu sa femme, celui du révérend Simeon Pease Cheney (1823-1890), pasteur américain, ornithologue et musicien, qui vivait au nord de l’État de New York, entouré de forêts et de lacs d’origine glaciaire, dans la région des Finger Lakes. Ce qui peut nous rappeler la vie romancée de Monsieur de Sainte-Colombe dans Tous les matins du monde, cet amoureux de la viole, esseulé par la mort de son épouse, se réfugiant dans sa cabane pour y composer Le Tombeau des regrets.

Simeon Pease Cheney, lui, notait ce quil avait entendu au cours de son ministère : le chant des oiseaux pépiant dans le jardin, des années 1860 aux années 1880, mais aussi d’autres sonorités, celles des forêts et des lacs, et jusqu’aux « gouttes de l’arrivée d’eau mal fermée dans l’arrosoir sur le pavé de sa cour »… Pascal Quignard dit avoir été « ensorcelé par cet étrange presbytère tout à coup devenu sonore » et s’être mis à « être heureux dans ce jardin » obsédé par l’amour qu’il portait à sa femme disparue.

Cent ans avant les travaux d’Olivier Messiaen, le révérend a rassemblé dans un ouvrage publié à titre posthume, Wood Notes Wild, ses retranscriptions en notes musicales du chant des oiseaux[1]. Dvořák lit son livre durant tout l’été 1893, au cours des vacances qu’il passa dans un petit village de l’Iowa, et s’en inspira pour son Quatuor à cordes no 12. 

Le révérend trouva ainsi refuge dans la solitude de son presbytère, délaissant ses fidèles pour le jardin tant aimé de son épouse adorée, se mettant à son écoute et à celle des beautés du monde.

La relation père-fille se construisant sur une absence, il chassa de la maison lenfant ayant survécu à la mère morte en couches, sa fille Rosemund, devenue reflet trop fidèle de la défunte, avant qu’elle ne revienne et qu’ils ne se retrouvent.

Le roman a été adapté, condensé, de sorte que père et fille jouent à partition égale, Marie Vialle jouant la fille (et la mère), trait d’union entre le passé et le présent du révérend, incarné par l’acteur Yann Boudaud, tandis que Pascal Quignard a composé et interprète la musique des oiseaux de Simeon Pease Cheney. Une histoire de chants d’oiseaux et d’amour. Dans ce jardin qu’on aimait est également le creuset d’autres textes ayant trait à la musique.

Les chants d’oiseaux sont une matière scénique en soi, et la metteure en scène questionne la valeur, et le sens qui leur sont accordés : « Quelles pensées ouvrent-ils en nous ? Que nous disent-ils de notre lien à la nature, à la création artistique ? »

« L’artiste se retire du monde pour laisser irradier le monde dans toute son intensité et sa splendeur. » Cette création sera l’espace précieux de ce double mouvement.

Dans ce jardin qu’on aimait est présenté au cloître des Célestins, et, le temps de la représentation, nous pourrons, nous aussi, nous retirer au plus profond de nous-mêmes, à l’intérieur de cette langue, dans l’« ailleurs » du jardin bruissant du révérend Simeon Pease Cheney, où pépient la nature et tombent les gouttes de pluie, et dans ce « jadis » cher à Pascal Quignard, pris dans cette atemporalité qui caractérise son écriture et les créations de Marie Vialle, en osmose.

[1] Simeon Pease Cheney, La Musique des oiseaux, trad. de l’américain par Pierre Viréo, La Brêche, 2009.

Barbara Hutt

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