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La musique et vous

Article publié dans le n°1011 (16 mars 2010) de Quinzaines

 La musique vue du côté des neurosciences, c’était déjà l’optique de Musicophilia d’Oliver Sacks (QL n° 988), qui a eu un grand retentissement. C’est aussi celle du présent livre de Daniel Levitin, professeur de psychologie cognitive à McGill (Montréal); alors que Sacks, médecin neurologue, examinait surtout les altérations de la perception musicale, Levitin s’attache quant à lui à éclairer divers aspects de l’expérience musicale quotidienne. Il n’a pas pour cela recours aux seules neurosciences mais aussi aux remarques et aux impressions que ses qualités d’exécutant et d’auditeur lui ont suggérées.
Daniel Levitin
De la note au cerveau. L'influence de la musique sur le comportement
 La musique vue du côté des neurosciences, c’était déjà l’optique de Musicophilia d’Oliver Sacks (QL n° 988), qui a eu un grand retentissement. C’est aussi celle du présent livre de Daniel Levitin, professeur de psychologie cognitive à McGill (Montréal); alors que Sacks, médecin neurologue, examinait surtout les altérations de la perception musicale, Levitin s’attache quant à lui à éclairer divers aspects de l’expérience musicale quotidienne. Il n’a pas pour cela recours aux seules neurosciences mais aussi aux remarques et aux impressions que ses qualités d’exécutant et d’auditeur lui ont suggérées.

Dans un souci de vulgarisation, Levitin commence par définir les éléments du langage musical et les propriétés du son (fréquences, harmoniques, etc.). Son livre n’a pas, par ailleurs, de ligne directrice bien nette, mais quelques-uns des sujets abordés sont particulièrement intéressants. Par exemple, la confrontation, dans son application à la musique, de deux théories de la mémoire, la théorie de l’archivage et la théorie constructiviste. Des expériences ont montré que les auditeurs reconnaissent sans difficulté une chanson qui a été transposée (c’est-à-dire dont on modifie la tonalité : les notes changent, pas les intervalles entre elles), ce qui va dans le sens d’une interprétation constructiviste : la mémoire dégage des caractéristiques d’ordre général avant de stocker telle ou telle chanson. Mais d’autres expériences prouvent que « les gens stockent des informations absolues sur les notes » : si l’on demande à l’« homme de la rue » de chanter sa chanson préférée, il le fera presque à coup sûr à la hauteur qui est celle de l’enregistrement standard. Les deux théories ne s’excluent donc pas l’une l’autre.

Envisageant la question des classifications musicales, Levitin relève qu’ont été menés « certains travaux révolutionnaires dans le domaine des catégories et des concepts ». Par exemple, dans le prolongement de la « ressemblance de famille » mise au jour par Wittgenstein, la psychologue américaine Eleanor Rosch considère qu’il existe des « degrés d’appartenance » aux catégories, lesquelles s’organisent autour d’un prototype. De tels prototypes, selon Rosch, correspondent à des stimuli qui « ont une position privilégiée dans notre système perceptif et conceptuel ». C’est ainsi, nous dit Levitin, que « Frank Sinatra ne chante pas vraiment du jazz, du moins pas autant que John Coltrane ».

Levitin récuse la thèse, défendue par d’autres cognitivistes, selon laquelle la musique n’aurait pas d’importance au regard de l’évolution. Il s’en prend en particulier à Steven Pinker, qui voit dans la musique une friandise auditive ; pour Pinker, la musique n’est pas une adaptation au sens évolutionniste du terme : « contrairement au langage, à la vue, à la raison ou à la connaissance technique, la musique pourrait disparaître sans que le mode de vie de notre espèce en soit modifié ». Pour Levitin, en revanche, et comme le pensait déjà Darwin, la musique joue un rôle dans la sélection sexuelle : « la musique sert à indiquer la compatibilité sexuelle ». En outre, le développement de la musique s’explique par la « cohésion sociale » qu’elle permet. Enfin, la musique aurait la vertu d’« accélérer le développement cognitif ». Elle a donc eu pour Levitin un rôle dans l’évolution : elle a « préparé nos ancêtres à communiquer par le langage et à développer la flexibilité sensorielle nécessaire pour devenir véritablement humains ».

L’auteur n’est pas dépourvu d’une certaine naïveté. Selon lui, c’est la perte du sens des hauteurs qui a inspiré à Ravel son Boléro, « une œuvre qui joue essentiellement sur les variations de timbre » (à rapprocher, curieusement, de Sacks dans Musicophilia, p. 387). Autre exemple, des études ayant prétendument montré qu’il faut, en musique ou ailleurs, « environ dix mille heures d’entraînement pour acquérir le niveau d’un expert mondial », Levitin tente de nous convaincre que, malgré sa précocité, Mozart lui-même n’échappe pas à la règle : en effet, ses grandes œuvres ont été « écrites bien après dix mille heures de travail ». À propos de Wagner, la même naïveté, teintée cette fois de « politiquement correct », lui fait dire qu’il « n’a pas envie de céder à la séduction d’une musique créée par un esprit aussi perturbé et dangereux que le sien, de peur de développer des pensées similaires ».

La traduction appelle malheureusement de nombreuses réserves. En premier lieu, certains termes techniques sont mal traduits. Une expression parcourt tout le livre, celle de « hauteur tonale » (pour pitch), sans qu’aucun musicien de langue française l’ait jamais entendue ou employée. On parle de « hauteur », de « hauteur de notes », de « hauteur des sons », mais jamais de « hauteur tonale ». Cette erreur provient d’une autre, qui fait traduire l’anglais tone par « ton », au lieu de « son ». En français musical, « ton » peut signifier deux choses : l’intervalle qui sépare deux notes voisines comme do et  ; la tonalité (on parle d’une pièce écrite, par exemple, dans le ton de fa majeur). Il n’existe pas non plus de « quarte parfaite » ou de « quinte parfaite » (traductions littérales de l’anglais) mais des quartes et des quintes justes. De même, le « contour » gagnerait à être remplacé par « profil mélodique », key et performance, au lieu de demeurer « clé » et « performance », devraient devenir « tonalité » et « exécution ». Certaines fautes relèvent seulement de l’étourderie : « bémol » se voit ainsi plus d’une fois substitué « dièse », et il y a même un « instrumentaliste » qui se glisse page 260. Au chapitre des faux amis, et en s’éloignant du vocabulaire spécialisé, il y a encore « emphase » pour emphasis (au lieu d’« accentuation ») et « grand piano » (au lieu de « piano à queue »). Au matin de Grieg (extrait de Peer Gynt) ne peut être rebaptisé « Atmosphère matinale » ; quant à la notion de « ressemblance de famille » propre à Wittgenstein, sa désignation est trop bien établie pour qu’elle se change en « similitude familiale » (p. 180).

Certaines options du traducteur ne sont pas moins étonnantes : parfois, un élément (mot, phrase) n’est pas pris en compte ; parfois même, le texte français retient seulement le sens général de l’original, s’apparentant alors à une adaptation plutôt qu’à une traduction. En voici un exemple. D’abord le texte anglais : « If Oscar Peterson had been forced to play violin as a child it would have been impossible with those large hands; his wide fingers would make it difficult to play a semitone on the relatively small neck of the violin » ; et la traduction (p. 258) : « En revanche, Peterson aurait beaucoup de mal à jouer du violon : avec ses gros doigts, il ne parviendrait pas à accomplir des mouvements assez précis ». Pour terminer sur une note amusante, « both sexes » est rendu (p. 310) par « tous sexes confondus » ! 

Thierry Laisney

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