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La musique pour Barthes

Article publié dans le n°1025 (01 nov. 2010) de Quinzaines

 Il y a trente ans mourait Roland Barthes, qui était né le 12 novembre 1915. L’année 2010 marque aussi le bicentenaire de la naissance de Schumann, que Barthes jouait au piano et qu’il aimait profondément. Sur Schumann et sur la musique, Barthes a laissé un certain nombre de textes, réunis pour la plupart dans L’Obvie et l’Obtus (1).
 Il y a trente ans mourait Roland Barthes, qui était né le 12 novembre 1915. L’année 2010 marque aussi le bicentenaire de la naissance de Schumann, que Barthes jouait au piano et qu’il aimait profondément. Sur Schumann et sur la musique, Barthes a laissé un certain nombre de textes, réunis pour la plupart dans L’Obvie et l’Obtus (1).

Pour Barthes, il y a, à côté de la communication et de la signification, un troisième niveau de sens, le sens obtus, qu’il nomme aussi la signifiance. Et la signifiance musicale, Barthes l’appelle le grain de la voix. Le concept de « grain de la voix » résulte d’un déplacement. Barthes constate qu’aucun écrivain n’a bien parlé de la musique, « la raison en est qu’il est très difficile de conjoindre le langage, qui est de l’ordre du général, et la musique, qui est de l’ordre de la différence ». Dans le même ordre d’idée, tout ce que l’on dit sur les œuvres musicales ou leur exécution n’utilise jamais, selon Barthes, que « la catégorie linguistique la plus pauvre : l’adjectif ». C’est pour tenter d’échapper au dilemme ineffable/prédicable que Barthes va opérer un déplacement de « la frange de contact de la musique et du langage » ; ou du moins va-t-il l’esquisser à propos du lied et de la mélodie, genres qui donnent (au contraire de l’opéra, où compte surtout l’expression dramatique) toute son importance au grain de la voix. La voix humaine est ce « supplément » qui défiera toujours l’analyse et les classifications ; elle est par essence le lieu de la différence. Le grain de la voix, ce n’est pas seulement son timbre, c’est la diction de la langue, c’est aussi ce que la doxa, soucieuse que la musique soit un produit, cherche à éradiquer.

En effet, la signifiance (« qui est le sens en ce qu’il peut être voluptueux ») a pour adversaire le souhait que rien n’excède jamais le sens. Le grand écueil du chant et de la musique en général, c’est l’affirmation d’un signifié trop manifeste, autrement dit l’emphase, le lyrisme spectaculaire. Barthes parlait de « musiciens pathétiques du romantisme lourd » pour désigner Bruckner et Mahler. Il déplorait que Pelléas fût souvent mal chanté, c’est-à-dire dramatiquement. La mort de Boris (dans l’opéra de Moussorgski), une mort « expressive, ou, si l’on préfère, hystérique » tranche pour lui avec celle de Mélisande, qui « ne meurt que prosodiquement ». Barthes détestait qu’une interprétation fût surchargée d’intentions, il voyait dans ce travers (cf. les Mythologies) un trait de l’« art vocal bourgeois », toujours indiscret là où il faudrait faire « confiance à la matière immédiatement définitive de la musique ». Barthes aimait les musiciens qui selon lui échappaient à la « tyrannie de la signification ». C’était le cas de Charles Panzéra, grand chanteur de mélodies qui le fit travailler vers la fin des années 1930, et à la voix de qui Barthes confessait un rapport amoureux. Panzéra opposait la prononciation à l’articulation, d’une façon qui influença Barthes : « articuler, c’est encombrer le sens d’une clarté parasite », et cette distinction lui inspira une définition métaphorique de la musique : serait musical ce qui « parvient à dire l’implicite sans l’articuler ».

Le « grain », c’est « le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute ». Cette importance du corps explique que pour Barthes il y ait deux musiques : celle que l’on écoute, celle que l’on joue. Le même musicien peut être « mineur si on l’écoute, immense si on le joue ». Barthes regrettait le déclin de la pratique amateur, où le corps commande, au profit d’une approche passive de la musique, où est abolie « la pensée même du faire ». L’exécutant-technicien, que favorise l’ère de la professionnalisation et de l’enregistrement, met l’auditeur-consommateur en présence d’une signification « pré-emballée », et non de la signifiance, qui requiert l’activité du corps ; c’est une autre façon selon Barthes d’être privé du plaisir du texte. Pour Barthes, composer c’est donner à faire, il imagine que le concert puisse devenir un atelier « où tout le faire musical serait absorbé dans une praxis sans reste ».

À Schumann, le musicien qui « ne fait entendre pleinement sa musique qu’à celui qui la joue, même mal », allait l’amour de Barthes. Aimer Schumann, c’est, selon lui, assumer une certaine nostalgie, une certaine inactualité, les valeurs incarnées par Schumann (l’intériorité, l’intimité, la solitude) lui semblant d’une autre époque ; « Schumann est vraiment le musicien de l’intimité solitaire, de l’âme amoureuse et enfermée, qui se parle à elle-même (…), bref de l’enfant qui n’a d’autre lien qu’à la Mère ». Aimer Schumann, c’est ainsi « se poser dans son temps selon les injonctions de son désir et non selon celles de sa socialité ». Aimer Schumann, est-ce alors vivre une expérience solipsiste, une expérience musicale strictement privée (pour autant que cette notion se conçoive mieux que le langage privé dont Wittgenstein a montré l’impossibilité) ?

L’étude que Barthes consacre aux Kreisleriana, œuvre pour piano de Schumann composée de huit pièces et inspirée de Hoffmann, pourrait le laisser penser, mais elle est en réalité plus originale que proprement « subjectiviste ». Dans ces pièces, Barthes dit n’entendre aucun thème, aucune grammaire, etc. mais seulement des coups, un « corps qui bat ». Cette écoute permet à Barthes de substituer à l’usage des épithètes qu’il redoute la description de ce que fait le corps schumannien à tel ou tel moment de l’œuvre. Suivant les épisodes, « cela fait la boule », « cela s’étire… ça rutile sombrement », « cela se tend », « ça parle », « ça frappe »… ; les divers états d’âme qui s’énonceraient par la prédication habituelle (une musique « sombre », une musique « joyeuse », etc.) ne sont plus de mise. Selon Barthes, « le corps schumannien ne tient pas en place », d’où la prédilection du compositeur pour l’intermezzo, qui lui permet de passer sans cesse à autre chose. L’interprétation, quant à elle, a pour rôle de « faire surgir (…) le réseau des accents ». (Barthes tenait à cette idée qu’en se plaçant du point de vue des coups on relativisait l’importance de la rupture tonale du XXe siècle, on faisait mieux apparaître la « continuité trans-historique de la musique »). Parmi les choses que fait le corps, il parle, mais alors il ne dit rien car pour Barthes la parole, dès lors qu’elle est musicale, n’est plus linguistique mais corporelle. « Le corps passe dans la musique sans autre relais que le signifiant » ; du fait de ce passage, toute musique est une folie et tout musicien un fou (alors que l’écrivain, lui, est condamné au sens). Chez Schumann, les indications verbales (en allemand et non en italien, langue du code) « ouvrent la scène du corps ». Ainsi, rasch, terme souvent employé par Schumann, ne peut se ramener à presto ; Barthes le traduit : « comme si j’avais un membre emporté, arraché par le vent, le fouet, vers un lieu de dispersion précis mais inconnu », ajoutant à sa signification la vérité du signifiant : la signifiance.

Dans un livre paru cette année (2), et traitant justement de la notation en mots dans l’œuvre de Schumann, Thomas Dommange se révèle l’héritier de Roland Barthes. D’abord par l’importance primordiale que sa conception de la musique attache au corps, ensuite par la dimension métaphorique qu’il attribue à la musique : serait musicale l’attitude de celui qui ne cherche pas à atteindre ce que ses mouvements visent pourtant.

1. Voici de ce recueil (Essais critiques III, Seuil, 1982) les textes dans lesquels j’ai puisé pour cette présentation : « Musica Practica » (1970), « Le grain de la voix » (1972), « Rasch » (1975), « La musique, la voix, la langue » (1977) et « Aimer Schumann » (1979).
2. Thomas Dommange, L’Homme musical, Les Solitaires Intempestifs, 2010 (cf. QL n° 1017, p. 28).

Thierry Laisney

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