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Proust selon Barthes

Ce livre de « mélanges » regroupe pour la première fois et à titre posthume tous les textes que Roland Barthes a écrits sur Marcel Proust, de 1966 à sa mort accidentelle en mars 1980. Impossible désormais de faire sans.
Roland Barthes
Marcel Proust. Mélanges
Ce livre de « mélanges » regroupe pour la première fois et à titre posthume tous les textes que Roland Barthes a écrits sur Marcel Proust, de 1966 à sa mort accidentelle en mars 1980. Impossible désormais de faire sans.

Un bon tiers du livre comprend les fiches inédites que Barthes a rédigées sur Proust. Cette pratique de la « notation » caractérise sa méthode qui avait une fonction préparatoire, mais qui possède rétrospectivement la valeur d’une œuvre en soi, comme les fiches du Journal de deuil (2009).

Dans la première de ces fiches, que Bernard Comment [1] date de la fin des années 1970, Barthes remarque paradoxalement qu’il n’a presque jamais rien écrit sur Proust… « Aussi, un compte à régler – un supplément, une “dette”, une chose à faire, un “agendum” avec une œuvre dont je n’ai presque jamais écrit, mais qui est peut-être celle que j’ai le plus lue et relue – il est vrai sans pouvoir jurer que ce soit in extenso, car c’est toujours en sautant des passages. » Dans le cours sur « la préparation du roman », il parlait de « lecture affective » qui privilégie les « moments de vérité », déprécie l’œuvre, n’en respecte pas le Tout, abolit des parts de cette œuvre, la ruine pour la faire vivre (séance du 10 mars 1979). Barthes n’hésitait pas ainsi à morceler sa lecture, s’aidant des résumés ou de l’index, préférant par exemple les trois premiers volumes au cycle d’Albertine (La Prisonnière et La Fugitive), avec une prédilection pour « l’Adoration perpétuelle » qui boucle le Temps perdu-retrouvé.

Si Barthes dit qu’il a plus lu (ou relu) La Recherche en « sautant des pages » (il ne se prétendait pas proustien), on constate qu’il a fini malgré tout par beaucoup écrire sur Proust. L’ensemble – avec les fiches, divers articles, un dossier d’enseignement, une émission radiophonique, une conférence, une préface inachevée, des fragments du cours sur « la préparation du roman » – forme un livre. Certes, la composition hétérogène de l’ouvrage comporte des répétitions, mais des répétitions qui sont davantage des reprises révélatrices de ce qui préoccupait Barthes lorsqu’il lisait Proust.

Un des thèmes qui revient de manière obsessionnelle est la façon dont l’écriture soudain a pris. L’expression que Barthes emploie est « ça prend », qui est une espèce de métaphore culinaire. Pour lui, La Recherche raconte avant tout « l’histoire d’une écriture », à la fois celle du Narrateur et autrement celle de Proust. La célèbre mise en abyme est vertigineuse : Je vais pouvoir enfin écrire le livre (celui du Narrateur) que vous venez de lire (celui de Proust)… Comme Plutarque comparait autrefois les vies parallèles d’un Grec et d’un Latin, il compare les vies parallèles du Narrateur (ou de Marcel) et de Proust, qui ne se rejoignent qu’asymptotiquement. « Ce n’est pas la vie de Proust que nous retrouvons dans son œuvre, c’est son œuvre que nous retrouvons dans la vie de Proust. [2]» Il y a du Narrateur dans Proust, de l’Albertine dans Agostinelli, du Swann dans Charles Haas ou du Charlus dans Montesquieu… Le nom que Barthes donne à cette contamination est « Marcellisme » qui introduit en littérature le sujet biographique à part entière dans l’œuvre. Quelque chose se solidifie qu’il est difficile de démêler, une essence qui se distingue de l’existence réelle. Les personnes deviennent des personnages ; les modèles, des idées.

Barthes situait le point de jonction-disjonction au mois de septembre 1909, entre le moment où Proust abandonne le Contre Sainte-Beuve, qui est encore un essai, et qu’il se lance dans le roman du Temps perdu. « Pendant ce mois de septembre, il s’est produit en Proust une sorte d’opération alchimique qui a transmuté l’essai en roman, et la forme brève, discontinue, en forme longue, filée, nappée. » Étrangement, il semble ne pas faire grand cas du Carnet de 1908 dont l’édition de Philip Kolb paraît en 1976, et qu’on considère comme la possible matrice de La Recherche. Barthes fantasmait ce passage en le confondant avec le roman imaginaire qu’il disait, non sans ironie, désirer écrire. Je peux m’identifier à Proust, précise-t-il dans la conférence de 1978 (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure »), parce qu’il met en scène un Narrateur qui veut lui-même écrire.

Dans cette conférence (il le répètera au début de la « Préparation du roman »), Barthes insiste sur le caractère biographique en établissant une relation subjective avec le « milieu de la vie » que Dante dramatise dans La Divine Comédie. Il s’agirait, dans sa traduction actualisée, d’un événement qui bouleverserait notre vie et par lequel on prendrait conscience que les jours sont comptés, qu’il est temps de rompre avec la répétition stérile de nos habitudes qui nous empêchaient jusque-là d’entrer véritablement dans l’écriture. Pour Proust, la mort de sa mère en 1905 s’apparenterait à ce type d’événement. Pour Barthes, la mort de sa propre mère en 1977. La Chambre claire est modestement sa Recherche, comme le signifie une fiche : « Et moi – modestement […] – j’essaye aussi d’écrire ma Recherche du temps perdu, avec les photos de mam. » [3]

Ailleurs, Barthes insistera plutôt sur l’événement esthétique. « Malgré ou à cause ou à côté de cette mutation biographique, il est évident que le Ça prend de l’œuvre de Proust n’a pu se produire que sous la pression de certaines découvertes, créatives ou esthétiques. » Il en dénombre quatre principales : le système pour commencer des Noms propres (la fiction-réalité de Combray, Balbec, Swann, Guermantes, etc.) ; l’invention d’un « Je » indécidable entre auteur, narrateur ou héros ; l’agrandissement infini de l’œuvre (les sept volumes de La Recherche en un volume unique) ; l’inversion des personnages, la duplicité qui les détermine, et qui diffère de la simple réapparition balzacienne (pour définir ce retour, Barthes utilise une métaphore jardinière, le marcottage.)

L’avant-dernière partie porte sur le fonds photographique de Nadar des personnes qui ont servi de modèles à Proust, et que Barthes envisageait de traiter dans son séminaire au Collège de France (le classement est alphabétique et le hasard a voulu qu’Alfred Agostinelli soit le premier portrait et que la mère, Jeanne Proust, née Weil, referme cet album avec ses deux fils, Robert et Marcel.) Ce que Barthes écrit dans les quelques pages de présentation résumerait sa lecture de Proust, une lecture qu’il confronte également à son usage de la photographie dans La Chambre claire. L’objectif du séminaire n’est pas intellectuel. L’aspect documentaire, biographico-littéraire ne l’intéresse pas. Il dit qu’il va parler « à côté », se laisser intoxiquer par le monde de Proust, par le « ça a été » du monde de Proust. La définition qu’il propose de l’image, « ontologiquement, ce dont on ne peut [rien] dire », recoupe la fascination que Proust exerçait sur lui, en écho à la conférence qu’il était en train d’écrire sur Stendhal : « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime. »

Proust, Barthes l’aura aimé. Il l’aura peut-être trop aimé. Il ne voulait pas écrire sur Proust. Il voulait écrire une œuvre qui soit sa Recherche. De ce point de vue, il a échoué. Mais d’un autre point de vue, il a réussi à créer une œuvre qui, face à l’hégémonie post-proustienne du roman, a redonné à l’essai sa pertinence romanesque.

[1] L’éditeur de ce livre.
[2] « Les vies parallèles », article paru dans La Quinzaine littéraire du 15 mars 1966.
[3] Fiche N° 6.

Jean-Pierre Ferrini

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